Xavier Vernet est le fondateur de Scylla, l’une des quelques librairies parisiennes spécialisées dans la littérature de l’imaginaire. Il nous parle du succès du genre de la fantasy et du chemin parcouru par ses auteurs français, qui rassemblent aujourd’hui un lectorat fidèle.
La librairie Scylla, que vous dirigez depuis 2004, est spécialisée dans la littérature de l’imaginaire. Vous y présentez donc de nombreuses œuvres de fantasy. Quelles grandes sagas ont fait le succès du genre ?
La trilogie du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, publiée en 1954 et 1955, symbolise la fantasy. Elle en a posé les caractéristiques principales mais ne la résume pas. Les auteurs se sont affranchis au fil du temps de certains stéréotypes (le combat manichéen entre le bien et le mal notamment) pour élaborer des formules plus nuancées. La saga Harry Potter a ouvert toute une génération à la fantasy. Le succès phénoménal de la série HBO Game of Thrones y a encore largement participé.
Ce succès est-il absolu ?
Malgré le succès des licences « blockbusters », la fantasy reste un genre de niche, c’est-à-dire peu prisé du très grand public. Elle pèse environ 27 millions d’euros sur le marché français du livre en 2023, contre 1051 millions pour la littérature généraliste. Son lectorat est toutefois très fidèle.
Par quoi les lecteurs sont-ils attirés dans la fantasy ?
L’évasion et le souffle épique attirent le lecteur avant tout. Dans les longues sagas, il s’attache à un monde dont la complexité croît avec chaque tome et accompagne les personnages dans leur apprentissage et leur évolution. La fantasy réunit les merveilles de l’imagination et la profondeur de la réflexion sur des problématiques bien réelles, en faisant écho à des sujets politiques, sociétaux ou personnels. La transposition dans un univers imaginaire permet d’apporter un nouveau regard sur notre monde.
Les écrivains anglo-saxons viennent naturellement à l’esprit quand on parle de fantasy. Pourquoi cette association ?
Dans les années 50, des récits précurseurs de fantasy de plusieurs nationalités étaient déjà publiés. Le « sense of wonder » – la capacité de susciter à la fois émerveillement et questionnement – fut associée aux Anglo-Saxons, mais les critiques en déclarèrent les auteurs français tragiquement dépourvus. Il fallut attendre les années 90 pour qu’ils trouvent leur style sans tomber dans la mauvaise imitation, laissant le temps aux Anglo-Saxons de dominer le genre.
Comment les auteurs français se positionnent-ils aujourd’hui ?
Ils parviennent à tirer leur épingle du jeu. En excluant les chiffres des très grosses séries, leurs ventes en France sont aujourd’hui assez similaires à celles des auteurs anglo-saxons. On parle d’environ 1000 exemplaires vendus pour un succès moyen, et 5000 pour un beau succès, nationalités confondues. Le premier tome de la saga des Français Chamanadjian et Duvivier, La Tour de Garde, s’est vendu à 7000 exemplaires, dépassant les chiffres de beaucoup d’ouvrages traduits de l’anglais.
Qu’apportent les écrivains français aux lecteurs du genre ?
Lire en français évite déjà de perdre en qualité avec des traductions parfois approximatives ou infidèles au style d’origine. Découvrir de belles plumes dans sa propre langue et dans le genre qu’on affectionne a aussi une grande valeur. Les écrivains français actuels viennent pour beaucoup du monde du jeu de rôle. Ils en tirent la capacité d’attirer le lecteur dans un monde riche, complexe et cohérent, tout en se démarquant par leur style (c’est le cas de Jean-Philippe Jaworski, que je conseille vivement). Ces auteurs ont su séduire et fidéliser : ils prouvent que notre fantasy française ne manque finalement pas de sense of wonder.