Le prix Goncourt est la distinction littéraire la plus prestigieuse pour un auteur, mais de nombreuses critiques remettent régulièrement en question sa légitimité. Explications.
Pour comprendre, petit rappel : le prix Goncourt est une récompense littéraire française créée en 1903 par le testament des frères Goncourt. Il est attribué chaque année à un roman écrit en langue française. Le jury est composé de dix membres – on parle de l’Académie Goncourt – élus à vie (jusqu’à leurs 80 ans pour les arrivants après 2008). Les nouveaux jurés sont cooptés par les membres en place, qui votent pour élire un remplaçant lorsqu’un siège devient vacant. Ils lisent les ouvrages publiés durant l’année et établissent une première sélection, la « première liste », qui est ensuite réduite en plusieurs étapes. Trois listes successives permettent de retenir les finalistes. Les délibérations finales ont lieu début novembre, généralement au restaurant Drouant à Paris, où les jurés votent à bulletin secret. Le lauréat est désigné à la majorité et son nom est annoncé immédiatement après. Le prix Goncourt est considéré comme le Graal des prix littéraire.
Conflits d’intérêt
L’histoire du prix Goncourt est régulièrement émaillée, depuis sa création, par des suspicions de conflits d’intérêt. Michel Tournier, juré de l’Académie Goncourt de 1972 à 2010, a employé auprès du Monde l’expression « corruption sentimentale » pour parler de décisions parfois orientées par les relations des jurés avec les auteurs sélectionnés.
Le dernier scandale qui a frappé l’Académie Goncourt part d’ailleurs d’une histoire sentimentale. En 2021, plusieurs romans sont sélectionnés pour concourir au prix, dont La Carte postale d’Anne Berest et Les Enfants de Cadillac de François Noudelmann. Camille Laurens, membre du jury de l’Académie depuis 2020, rédige une critique assassine de La Carte postale dans sa chronique au Monde. Une enquête de France Inter révèle alors que Camille Laurens est la compagne de François Noudelmann, dont le livre traite, comme celui d’Anne Berest, de la Shoah. La polémique littéraire de la rentrée est lancée : Camille Laurens est accusée d’avoir tenté de torpiller La Carte postale au profit du livre de son compagnon. Et l’Académie, qui connaissait leur lien, de n’avoir pas écarté le livre de Noudelmann malgré un conflit d’intérêt évident.
En 2020, le New York Times fait paraître une enquête sur les prix littéraires. Le conflit d’intérêt, selon le journal, fait partie intégrante du fonctionnement de ces systèmes en France, et n’est jamais remis en question. « Jamais de telles situations ne seraient tolérées pour des prix tels que le Booker Prize en Grande-Bretagne ou le Pulitzer en Amérique, dont la composition des jurys est renouvelée chaque année et où les jurés se récusent en cas de potentiel conflit d’intérêts. »
Un autre problème soulevé par les détracteurs du prix Goncourt est celui du lien entre gain financier, maison d’édition et jury. Reprenons la chaîne : si le prix Goncourt ne rapporte qu’une toute petite dotation symbolique de dix euros au lauréat, il a un gigantesque impact sur les ventes du livre primé. Dans une interview donnée à France Inter en 2023, Bruno Caillet – directeur de la diffusion chez Madrigall, la maison-mère de Gallimard – a affirmé que les ventes du même ouvrage, avant et après avoir reçu le prix, étaient en moyenne multipliées par 7. Revenons maintenant à nos jurés, qui sont pour la plupart eux-mêmes écrivains. Ils auraient donc en théorie tout intérêt à pousser un candidat issu de la maison d’édition qui les publie, avec à la clef du succès et donc des fonds. En 2008, pour lutter contre ce risque de conflit d’intérêt, la présidente de l’Académie Edmonde Charles-Roux obtient une réforme : dorénavant, les jurés ne pourront plus être salariés d’une maison d’édition. Cette mesure n’empêche pas pour autant les écrivains-jurés de se soucier du sort de leur éditeur.
L’inquiétude concernant de possibles conflits d’intérêt est étroitement liée à un autre travers dénoncé par les détracteurs du prix : l’entre-soi.
« Entre-soi »
La majorité des lauréats du prix sont issus des mêmes grandes maisons d’éditions. Arnaud Viviant, auteur du livre Station Goncourt. 120 ans de prix littéraires, les compare à des écuries d’écrivains, pratiquant un formatage pour remporter un maximum de distinctions littéraires. Dans les années 1980, les détracteurs parlaient de la « mafia Goncourt », dominée par le monopole « GalliGrasSeuil » – c’est-à-dire Gallimard, Grasset et Seuil. Inventée par le journaliste Louis-Bernard Robitaille, l’expression caustique est très souvent réutilisée dans la presse. À elle seule, Gallimard comptabilise 40 prix Goncourt depuis 1903 (le lauréat 2024, Houris, en est aussi issu), soit plus d’une victoire sur trois. La maison Grasset a remporté le prix 17 fois. Moins pour Seuil, seulement 6 ; mais elle occupe la troisième place du podium des prix littéraires.
La liste des maisons qui publient les jurés est assez similaire à celle des maisons qui publient les lauréats. Sur les 10 membres de l’actuel jury, 8 ont souvent été publiés par Gallimard ; 4 par Seuil ; 4 par Fayard ; 3 par Grasset ; 3 par Albin Michel ; 3 par Stock. On en retrouve certes quelques autres (P.O.L, Plon, La Table ronde, Magnard, Acte Sud…) mais dans une moindre mesure. Dans le classement des éditeurs par chiffre d’affaires, toutes les principales maisons d’éditions qui publient les jurés et remportent régulièrement les prix Goncourt sont dans le top 40. Il y en a pourtant près de 3000 en France, et les petites sont très rarement sélectionnées.
Les critiques visent aussi la nature des livres primés. Parmi eux, pas ou très peu de littérature de genre. Pierre Lemaître, Goncourt 2013 pour Au-revoir là-haut, a d’abord été connu pour ses romans policiers particulièrement glaçants. Ce n’est pas le cas pour son livre primé qui est plutôt généraliste. Si cette littérature dite « blanche » domine bien les ventes de livres en France, deux autres catégories connaissent un franc succès : les romans policiers et les romances. Ils ne sont pourtant quasiment jamais représentés dans les sélections du prix Goncourt. Pour les critiques, le mot « snobisme » est dans l’air.
Dans un article publié en novembre 2023, Télérama regrette le manque d’audace du jury après la distinction du livre Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andréa.
« [L’Académie Goncourt] Réaffirmant ainsi son faible appétit pour les gestes romanesques singuliers, trop hardis ou virtuoses, sa préférence décidément bien ancrée pour le fameux « roman d’imagination », sans vrais enjeux formels, vers lequel tendent régulièrement ses choix. »
La place des femmes
L’entre-soi reproché à l’Académie Goncourt est aussi masculin. 4 femmes sur 10 jurés en ce moment, on atteint presque la parité. En revanche, sur les 122 lauréats depuis 1903, 13 seulement sont des femmes. Parmi elles, des noms illustres : Simone de Beauvoir, Marguerite Duras ou Paule Constant. Dès 1904 – l’année qui suit la remise du premier prix Goncourt – des intellectuelles dénoncent la triste proportion de femmes dans la sélection. Une seule, en réalité : Myriam Harry, avec son livre La conquête de Jérusalem. C’est en réaction que les membres du magazine La Vie Heureuse crée cette année-là le prix Femina. La première lauréate du prix Goncourt sera couronnée 41 ans plus tard, en 1945, alors que Colette siège au jury.
Les protestations face à un manque de femmes dans les sélections et dans la liste des lauréats ne s’éteignent pas avec l’arrivée du XXIe siècle. La remise du Goncourt 2013 est perturbée par l’irruption du collectif La Barbe, qui dénonce l’omniprésence de « vieux mâles blancs » à la barre. Elles rappellent que le problème ne vient pas que du prix, mais aussi des grandes maisons d’édition, qui publient plus d’hommes que de femmes. Pourtant, en 2020, les chiffres de la Société civile des auteurs multimédias rapportaient 39 % de femmes dans ses rangs. En 2023, la Ligue des auteurs professionnels avait une majorité d’adhérentes avec 51,7 %. Même chose pour la Société des gens de lettres, qui affichait 52 % de femmes.
Cécile Mazin, journaliste littéraire et militante pour le droit des femmes dans la rédaction, écrivait en 2015 pour Actualitté :
« Ailleurs, on nous signale que pour le prix du Pen Club britannique la sélection comporte 16 personnes, 8 hommes et 8 femmes. ‘‘Cela ressemble à une bataille d’homme, et en même temps, une bataille d’argent, ce Goncourt. Et les deux vont plutôt bien ensemble. Mais si cela change chez les Anglo-saxons, cela pourra finir par changer également chez nous.’’ »