Qualifié d’« État failli », Haïti s’enfonce dans une spirale de violences et de paralysie institutionnelle. Contrôlée à 90 % par des gangs lourdement armés, la capitale vit sous un régime de terreur quotidienne. Derrière le chaos sécuritaire, une histoire longue de dettes imposées, d’ingérences étrangères et de corruption systémique.
La situation actuelle d’Haïti ne relève plus de la simple crise politique. Elle s’apparente à une disparition progressive de l’État. Depuis près de dix ans, le pays ne compte plus aucun représentant élu. Les institutions sont figées, privées de légitimité comme de capacité d’action. Dans ce vide, la violence s’est installée comme mode de régulation dominant.
À Port-au-Prince, la capitale, les gangs contrôlent désormais environ 90 % du territoire. Barrages improvisés, quartiers interdits, routes nationales rançonnées, la ville fonctionne sous un régime de siège permanent. Selon les données disponibles, plus de 16 000 personnes ont été tuées par les gangs depuis 2022. À cette mortalité s’ajoute un déplacement massif de population : 1,4 million de personnes ont fui leur domicile, soit près de 12 % de la population totale.
Cette insécurité généralisée a des conséquences directes sur la vie quotidienne. Plus de la moitié des Haïtiens souffrent aujourd’hui d’insécurité alimentaire aiguë, en grande partie à cause des blocages routiers imposés par les groupes armés, qui entravent l’acheminement des denrées de base.
Le point de bascule
Si la crise haïtienne s’inscrit dans une histoire longue, son basculement récent est clairement identifié. Dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, le président Jovenel Moïse est assassiné dans sa résidence officielle par un commando armé. Cet événement provoque un vide institutionnel total, sans mécanisme constitutionnel opérationnel pour assurer une transition claire.
À partir de ce moment, les équilibres précaires entre pouvoir politique, forces de l’ordre et groupes armés s’effondrent. Les gangs cessent progressivement d’être des instruments périphériques du pouvoir pour devenir des acteurs centraux, autonomes, capables d’imposer leur propre agenda territorial et économique.
La brutalité exercée par les gangs dépasse désormais le cadre des affrontements armés. Les violences sexuelles, notamment les viols collectifs, sont utilisées de manière systématique comme armes de terreur. Elles participent à la domination des territoires et à l’humiliation des populations civiles.
L’attaque de l’Hôpital universitaire de Port-au-Prince, le 24 décembre 2024, marque aussi un épisode important. Le jour même de son inauguration, le gang « 5 segond » prend pour cible l’établissement, tuant deux journalistes et un policier, et piégeant le personnel soignant. L’événement illustre la capacité des groupes armés à frapper des infrastructures vitales, sans réaction immédiate de l’État.
Face à l’effondrement de la protection publique, des formes de justice populaire émergent. Le mouvement dit « Bwa Kalé » incarne cette dérive : des lynchages de membres de gangs présumés, menés par une population ayant perdu toute confiance dans une police perçue comme corrompue et impuissante.
Aux racines du naufrage
Pour comprendre l’effondrement actuel, il faut remonter à la naissance même de l’État haïtien. Le 1er janvier 1804, le général Jean-Jacques Dessalines proclame l’indépendance de l’ancienne colonie française de Saint-Domingue, rebaptisée Haïti. Le pays devient alors le premier État noir libre des Amériques, issu d’une révolte d’esclaves victorieuse contre l’ordre colonial.
Mais cette liberté a un prix exorbitant. En 1825, sous la menace d’un blocus naval, la France impose à Haïti une indemnité de 150 millions de francs or pour dédommager les anciens colons. Cette somme représente alors près de dix fois le revenu annuel du pays. Pour honorer cette dette, Haïti doit contracter des emprunts auprès de banques françaises à des taux élevés : c’est la « double dette ».
Pendant des décennies, plus de 40 % du budget national est absorbé par le remboursement de cette charge financière, soldée seulement en 1922 pour les emprunts. Cette ponction durable empêche tout investissement massif dans les infrastructures, l’éducation ou la santé, hypothéquant le développement de l’État dès sa naissance.
Au XXᵉ siècle, l’instabilité se prolonge sous d’autres formes. De 1915 à 1934, les États-Unis occupent Haïti pour protéger leurs intérêts économiques. Ils prennent le contrôle de la Banque nationale, réécrivent la Constitution et rétablissent le travail forcé, vécu par la population comme un retour déguisé à l’esclavage.
Plus tard, la dictature de François Duvalier, puis celle de son fils Jean-Claude Duvalier, institutionnalise la violence politique. Les Tonton Macoutes, milice paramilitaire redoutée, installent durablement l’idée que des civils armés peuvent servir de relais au pouvoir. Une logique qui résonne encore dans le fonctionnement actuel des gangs.
À la fin des années 1990, sous la présidence de Jean-Bertrand Aristide, apparaissent les « chimères », groupes armés utilisés pour intimider les opposants et mobiliser les électeurs. Ces structures, initialement liées au pouvoir, constituent le terreau des gangs contemporains.
Après l’assassinat de Jovenel Moïse, cette relation de subordination se rompt. Les gangs s’autonomisent, imposent leurs propres règles et se structurent en coalitions. D’abord divisés entre le G9 et le Gpèp, ils fusionnent fin 2023 au sein de l’alliance Viv Ansanm, atteignant une puissance militaire importante.
La corruption, colonne vertébrale
Derrière l’explosion de la violence et l’emprise territoriale des gangs, un facteur traverse l’ensemble des crises haïtiennes : la corruption. Les experts des Nations unies la décrivent comme le « fil rouge » reliant l’insécurité, l’effondrement de l’État de droit et la catastrophe humanitaire. Loin d’être marginale, elle constitue un système structuré de prédation, dans lequel une élite politique et économique capte les ressources publiques au détriment de la majorité.
Un rapport onusien publié en 2023 indique que près de 90 % des fonctionnaires ne respecteraient pas la loi anticorruption. Les dossiers emblématiques de détournements massifs, notamment l’affaire PetroCaribe, restent bloqués. Non par manque de preuves, mais parce que juges et enquêteurs craignent pour leur vie. Officiellement, l’État attend une « amélioration de la sécurité » pour agir. Dans les faits, l’impunité est devenue la norme.
Rony Célestin
L’ancien sénateur Rony Célestin incarne cette fusion entre politique, affaires et criminalité organisée. Né sous le nom de Rony Appolon, il est accusé de contrôler le poste-frontière stratégique de Belladère. Ses camions y franchiraient la frontière sans acquitter de droits de douane, grâce à la corruption des agents, lui permettant de vendre fer et ciment à des prix écrasant toute concurrence locale.
Selon des experts de l’ONU, ces mêmes convois serviraient au transport d’armes et de munitions destinées au gang des « 400 Mawozo ». Les cargaisons, dissimulées parmi des marchandises légitimes, transiteraient moyennant des paiements compris entre 3 000 et 5 000 dollars par passage, en échange d’une escorte armée.
La fortune de Rony Célestin est investie dans l’immobilier de luxe : une villa estimée à 2,6 millions d’euros au Canada, une propriété à Casa de Campo en République dominicaine, ainsi que l’immeuble « Roncel Apartment » à Port-au-Prince, où l’ONU loue paradoxalement des bureaux. Bien qu’il soit sanctionné par les États-Unis et le Canada pour trafic de drogue et blanchiment, l’ancien sénateur conteste ces mesures devant les juridictions internationales.
Viv Ansanm
C’est dans ce contexte d’État vidé de sa substance qu’émerge la coalition Viv Ansanm (« Vivre Ensemble »). Historiquement, deux grandes factions se partageaient le contrôle criminel de Port-au-Prince : le G9, dirigé par l’ancien policier Jimmy Chérizier, dit « Barbecue », et le Gpèp, mené par Gabriel Jean Pierre, alias « Ti Gabriel ».
Face à la perspective d’un déploiement d’une force internationale menée par le Kenya, ces groupes rivaux engagent des discussions dès la mi-2023. En septembre de la même année, l’alliance Viv Ansanm est officialisée. Elle regrouperait entre 12 000 et 20 000 membres, dont environ 3 000 lourdement armés, et contrôlerait aujourd’hui près de 90 % de la capitale.
Viv Ansanm ne se contente plus d’armes légères. Les gangs disposent désormais de fusils de précision de calibre .50, capables de percer des blindages légers. Mais leur véritable avantage réside dans l’usage massif des technologies civiles détournées à des fins militaires.
Les drones commerciaux servent à suivre en temps réel les mouvements de la police, anticiper les déploiements de blindés et coordonner des attaques simultanées. En février 2024, la coalition démontre cette capacité lors d’actions coordonnées contre l’aéroport, le port, le palais national et plusieurs prisons, aboutissant à l’évasion de 3 500 à 3 700 détenus du pénitencier national.
Les exactions sont filmées et diffusées sur TikTok ou WhatsApp. Cette propagande visuelle vise à humilier les victimes, renforcer la peur et construire une légende criminelle. Le massacre de l’hôpital général en décembre 2024 devient ainsi un message politique autant qu’un acte de terreur.
Pour asseoir leur domination, les chefs de Viv Ansanm développent un discours pseudo-politique. Jimmy Chérizier se présente comme le défenseur des pauvres face aux « élites cupides » et aux « puissances coloniales ». Les symboles nationaux sont réappropriés tel que le dépôt de gerbes en hommage à Dessalines, les mises en scène en costume officiel, et les références constantes à l’histoire révolutionnaire.
Parallèlement, des actions sociales ciblées sont médiatisées. Distribution d’argent, cadeaux pour la fête des mères, raccordements électriques improvisés dans certains quartiers. La coalition a même annoncé la création de son propre parti politique, brouillant davantage la frontière entre criminalité et pouvoir.
Aux portes de l’irréversible
Haïti se trouve aujourd’hui à un point de rupture rarement atteint dans l’histoire contemporaine. L’effondrement de l’État ne se résume plus à une crise institutionnelle ou sécuritaire. Il s’agit d’une décomposition globale, où la violence armée, la corruption systémique et la misère sociale s’auto-alimentent. Les gangs ne prospèrent pas malgré l’absence de l’État, mais à partir de cette absence, qu’ils exploitent, remplacent et instrumentalisent.
La trajectoire actuelle n’est pas le fruit d’un chaos soudain. Elle s’inscrit dans une continuité historique marquée par une indépendance financièrement mutilée, des ingérences étrangères répétées, des régimes autoritaires et une captation durable des ressources par une élite prédatrice.
Face à cette réalité, les réponses classiques (interventions internationales ponctuelles, annonces de réformes institutionnelles, sanctions ciblées) apparaissent largement insuffisantes tant que le cœur du problème demeure intact. Sans restauration crédible de la justice, sans rupture avec l’impunité, sans reconstruction politique portée par des institutions légitimes, Haïti reste prisonnière d’un cercle où l’État s’efface au profit de la force armée.






