Plus de 20 000 documents, dont des milliers de courriels de Jeffrey Epstein, sont désormais accessibles en ligne. Ces messages, consultables sur une plateforme imitant Gmail, dévoilent les liens étroits entre financier avec les cercles les plus puissants des États-Unis. Ces échanges révèlent un univers où la solidarité de classe, la connivence et l’indifférence morale priment sur toute autre considération.
À la mi-novembre, plus de 20 000 documents liés à Jeffrey Epstein ont été rendus publics, parmi lesquels des milliers de courriels. Ces messages, conservés par les légataires du financier américain décédé en 2019, ont été transmis à la commission de surveillance de la Chambre des représentants à la suite d’une assignation officielle. Le 12 novembre, les démocrates de cette commission ont d’abord publié une série de messages évoquant les liens entre Epstein et Donald Trump. En réponse, les républicains ont diffusé à leur tour plusieurs milliers de documents, révélant une correspondance foisonnante entre Epstein et des figures de premier plan de la politique, des affaires et du monde intellectuel.
Cette divulgation s’inscrit dans un contexte de forte pression publique. Le 19 novembre, Donald Trump a promulgué une loi adoptée la veille à une écrasante majorité au Congrès (427 voix pour, 1 contre à la Chambre, et unanimité au Sénat), imposant la publication intégrale des dossiers judiciaires liés à Epstein. Le ministère de la justice disposait de de trente jours pour rendre publics tous les documents non classifiés. Certaines exceptions, inscrites dans la loi, pourraient toutefois retarder ou restreindre la divulgation de certaines pièces sensibles.
“Jmail”, la messagerie posthume de Jeffrey Epstein
Pour faciliter la consultation de ces milliers de pages, souvent issues de scans de mauvaise qualité, deux informaticiens américains ont conçu une plateforme : Jmail. Luke Igel, cofondateur de l’outil d’édition vidéo “Kino AI”, et Riley Walz, ingénieur spécialisé dans l’exploitation de données ouvertes, ont développé en quelques heures un site qui reproduit l’apparence de Gmail.
Le visiteur s’y connecte “en tant qu’Epstein”. L’interface présente un logo orné d’un chapeau, une photo de profil souriante du financier, et le message “Hi, Jeffrey!”. Les utilisateurs peuvent explorer les correspondances comme s’ils naviguaient dans leur propre boîte de réception, marquer des messages d’une étoile ou rechercher des échanges par mots-clés.
Le site rend notamment consultables les conversations d’Epstein avec sa complice Ghislaine Maxwell, l’intellectuel Noam Chomsky ou encore Steve Bannon, ancien stratège de Donald Trump. Chaque message est assorti d’un lien vers le document d’origine, garantissant son authenticité.
Les messages impliquant Donald Trump
Certains courriels ont attiré une attention particulière en raison des mentions directes avec le président américain. Dans un échange daté de janvier 2019, adressé au journaliste Michael Wolff, Epstein écrit : « Bien sûr, [Donald Trump] savait à propos des filles », avant d’ajouter que celui-ci aurait demandé à Ghislaine Maxwell “d’arrêter”. Le financier affirme aussi que Trump aurait souhaité qu’il “renonce à sa carte de membre” de Mar-a-Lago, bien qu’il précise n’en avoir “jamais eu une”.
Un autre message, daté d’avril 2011, contient une phrase devenue emblématique : « Le chien qui n’a pas aboyé, c’est Trump. » Epstein y explique que, malgré la présence d’une victime, dont le nom a été caviardé dans les documents, “passée des heures chez moi avec lui”, aucune mention publique n’a jamais été faite de cet épisode. Selon plusieurs sources républicaines, la victime évoquée serait Virginia Giuffre, connue pour avoir dénoncé le réseau d’exploitation sexuelle d’Epstein et Maxwell. Elle aurait été recrutée à 16 ans alors qu’elle travaillait à Mar-a-Lago, elle a toujours affirmé que Donald Trump n’avait commis aucun acte répréhensible à son égard.
Les courriels révèlent également des échanges stratégiques entre Epstein et Michael Wolff en 2015, au moment où Donald Trump lançait sa campagne présidentielle. Wolff avertit Epstein qu’une interview de CNN devait aborder leur relation, et lui suggère de laisser Trump “se discréditer” en niant toute proximité. Epstein aurait alors entrevu la possibilité de tirer un “avantage considérable” d’une telle situation, voire de “sauver” Trump en cas de victoire. Enfin, dans un message adressé à un journaliste du New York Times en décembre 2015, Epstein propose de montrer “des photos de Donald et de filles en bikini dans [sa] cuisine”. Aucune image de ce type n’a, à ce jour, été authentifiée.
Une “classe Epstein” : le réseau avant tout
Au-delà du cas Trump, les courriels d’Epstein révèlent des échanges mettant en évidence une caste interconnectée, rassemblant d’anciens membres de l’administration Clinton, des conseillers de Donald Trump, des universitaires, des financiers, ou encore des figures idéologiquement opposées comme Lawrence Summers, ancien ministre des finances de Bill Clinton, et Steve Bannon, stratège de la droite radicale.
Ce réseau hétéroclite, où se côtoient également Noam Chomsky, Peter Thiel, ou encore des diplomates et membres de familles royales, partage une même priorité : la préservation de soi. Les milliers de courriels d’Epstein révèlent aussi un trait distinctif de cette élite : une mobilité incessante. Ces correspondances forment une cartographie du pouvoir mondialisé.
Dans ce monde clos, la circulation des richesses ne se limite pas à l’argent. La véritable monnaie d’échange est ce que les financiers appellent l’“edge”, c’est-à-dire l’information rare, exclusive, non publique. Les courriels d’Epstein abondent en fragments de conversations sur des projets de recherche, des nominations politiques ou des opérations financières confidentielles. L’information y circule comme un capital, immédiatement convertible en prestige, en influence ou en pouvoir.
Les échanges montrent comment certains intellectuels ou professeurs d’université, souvent en quête de financement, offraient à Epstein leur expertise en échange de visibilité ou de mécénat. Inversement, les milliardaires cherchaient auprès de lui la fréquentation des esprits “brillants” pour s’auréoler de respectabilité. Ce troc permanent entre argent, idées et réputation illustre un mécanisme bien rodé : “lessiver le capital”. Dans ce circuit fermé, l’argent se transforme en prestige, le prestige en divertissement, le divertissement en informations privilégiées, lesquelles, à leur tour, nourrissent de nouveaux profits. Cette logique de recyclage social explique en partie la longévité du réseau Epstein. Plus qu’un individu, il incarnait une méthode, celle d’un capitalisme de connivence où la connaissance devient l’actif le plus rentable, mais aussi le plus corrupteur.
Une moralité à géométrie variable
Les échanges dévoilent aussi une indifférence abyssale à la morale et au sort du public. Les interlocuteurs d’Epstein savaient, pour beaucoup, qu’il avait été condamné pour exploitation sexuelle de mineures. Peu importe, les invitations, les discussions et les projets continuaient comme si de rien n’était. Cette tolérance, voire cette complaisance, transparaît dans des échanges anodins mais révélateurs. L’ancienne conseillère juridique de Barack Obama, Kathryn Ruemmler, devenue par la suite avocate en chef de Goldman Sachs, a ainsi consulté Epstein en vue d’un poste de ministre de la justice. Dans un autre message, elle plaisante sur les personnes “ayant plus de 45 kilos de trop”, évoquant une “minicrise d’angoisse” à leur vue.
Quelques années plus tard, Goldman Sachs, où elle officie, identifiera les médicaments contre l’obésité comme une “opportunité à 100 milliards de dollars”. Ces correspondances illustrent à quel point le mépris social et la spéculation morale cohabitent sans dissonance dans ce milieu.
Les échanges internes d’Epstein révèlent enfin la mécanique d’un pouvoir collectif. Qu’ils soient de droite, de gauche, démocrates, républicains ou apolitiques, les membres de cette “classe Epstein” partagent une même règle, la solidarité horizontale. Lorsqu’un scandale éclate, lorsqu’un membre du réseau est inquiété, les autres se mobilisent. Cette loyauté ne vise ni la vérité ni la justice, mais la protection du groupe.






