Amélie Nothomb, « tant mieux » sans le Goncourt ?

La baronne belge collectionne les chapeaux et les échecs littéraires avec la même élégance désuète. À 58 ans, cette graphomane de génie reste l’éternelle oubliée d’un prix qui refuse de reconnaître le populaire. Avec «Tant mieux», son 34e roman, elle dévoile enfin l’origine de sa philosophie de la résistance par l’écriture.

4 heures du matin, tous les jours depuis trente-trois ans. Dans l’obscurité parisienne, Amélie Nothomb commence son rituel avec la précision d’une cérémonie shintoïste : papier blanc immaculé, stylo plume, encre bleue. « L’ordinateur, c’est pour les gens normaux. Moi, j’ai besoin de sentir l’encre couler. » Cette discipline monacale cache une boulimie créative stupéfiante. Trois romans par an, elle n’en publie qu’un seul. Les autres dorment dans un coffre-fort, « au cas où il m’arriverait malheur. Comme si j’étais importante. » Elle s’interrompt. Sourit. « Je ne le suis pas. »

Le dimanche, elle pratique ses « grandes ablutions ». Ménage en écoutant du metal, Tool, de préférence. « À mon enterrement, il y aura Lateralus. C’est noté dans mon testament. » Puis bain « artistiquement voluptueux ». En période de canicule, bain glacé. « Dix minutes dans l’eau glacée, le cerveau change de dimension. J’atteins une excitation psychédélique. Les moines du mont Koya connaissent ça”. Ses dimanches sont des cérémonies shintoïstes déguisées en routine bourgeoise. Comme sa vie entière : cette fusion improbable entre aristocratie belge et spiritualité nippone, entre discipline samouraï et cynisme occidental. Son épaule droite est démolie par trente-cinq ans d’écriture manuscrite. Son kinésithérapeute lui a prescrit des exercices avec un gant de vaisselle. « C’est affreux, j’ai l’impression de faire la vaisselle. Voilà où mène la littérature. À faire semblant de faire la vaisselle pour soigner les dégâts de l’écriture. »

Seize millions d’exemplaires vendus, traductions en quarante langues, un astéroïde qui porte son nom : Amélie Nothomb incarne le paradoxe français d’un génie populaire méprisé par l’intelligentsia parisienne. Car dans les salons du Tout-Paris littéraire, cette baronne belge « agace ». Elle écrit « trop », vend « trop bien », plaît « trop facilement ». Trois candidatures au Goncourt, trois échecs cuisants. « Si je ne l’ai pas eu pour Soif, je n’aurai jamais le Goncourt », avait-elle déclaré au Parisien en 2019. Prémonitoire.

L’enfant blessée de la diplomatie

Pour comprendre cette machine à écrire déguisée en poupée japonaise, il faut remonter à ses origines. Née Fabienne Claire Nothomb le 13 juillet 1967 à Kōbe, elle grandit dans l’univers feutré de la diplomatie internationale. Son père Patrick, consul de Belgique au Japon, l’initie très tôt à l’art de la dissimulation polie. « Mes parents m’ont appris que la vérité était dangereuse », confie-t-elle. Dans les cocktails d’ambassade, tout le monde ment en souriant. « Excellente école pour devenir romancière », observe-t-elle avec ce cynisme qui lui sert d’armure. Le Japon la marque à vie. À deux ans et demi, elle parle parfaitement japonais, s’invente une identité nippone qu’elle ne quittera plus. « Je me croyais japonaise jusqu’à mes cinq ans. » 

L’exil vers la Chine puis New York provoque un traumatisme identitaire dont elle ne se remettra jamais. « On ne se remet jamais d’avoir perdu sa première identité », analyse-t-elle. Cette blessure originelle trouve son exutoire dans l’écriture compulsive. « Je suis graphomane, c’est une maladie », assume-t-elle sans complexe. Son appartement parisien ressemble à un temple shintoïste : pas d’écrans, pas de téléphone portable, que des manuscrits et des chapeaux. « Je pratique l’ascèse technologique. C’est reposant. »

L’aristocrate déchue devenue machine à scandale

Car Amélie Nothomb cultive l’art délicat de faire scandale tout en gardant les mains propres. Avec Acide sulfurique (2005), elle transpose l’univers concentrationnaire dans une émission de télé-réalité. Tollé général. « Banalisation insupportable », s’indigne-t-on. « Formidable pour les ventes », rétorque-t-elle aujourd’hui. Plus récemment, elle s’attaque à Vierzon dans une chronique du Figaro : « Quand le train s’arrête en gare de Vierzon, je ressens un néant insoutenable. » La France populaire se cabre, dénonce le « mépris de classe » de cette aristocrate belge. « Ils n’ont pas tort », reconnaît-elle sans ciller. « Je suis une aristocrate belge. J’assume. On peut tout dire pourvu qu’on le dise poliment. L’élégance excuse beaucoup de cruautés. »

Cette capacité à cristalliser les haines révèle son génie tactique. « Je ne cherche pas la polémique. Elle me trouve. Comme les malheurs arrivent aux gens bien. » Deux cents mille exemplaires par rentrée littéraire ne mentent pas : elle a transformé ses blessures en arme commerciale.

Le « Tant mieux » maternel

Avec Tant mieux, paru ce 20 août 2025, elle lève enfin le voile sur l’origine de sa philosophie existentielle. L’histoire de sa mère Adrienne, morte le 11 février 2024, qui répétait « tant mieux » face à chaque épreuve. Un mantra de résistance hérité d’une grand-mère tortionnaire pendant l’Occupation allemande. Face à la grand-mère tortionnaire de Gand en mille neuf cent quarante-deux. “Tant mieux.”, face aux bombardements. “Tant mieux.” Face à la vie qui fait mal. “Tant mieux.” “Tant mieux : la version joyeuse du sang-froid », résume-t-elle. Cette alchimie de la douleur transformée en acceptation évoque la sagesse zen du wabi-sabi, la beauté dans l’imperfection. Sa mère avait trouvé avant les maîtres bouddhistes l’art de métamorphoser la souffrance en sérénité.

C’est le résumé de son existence. Elle écrit des livres que personne ne prend au sérieux dans les cénacles. Tant mieux. Elle collectionne les échecs au Goncourt. Tant mieux. Elle vieillit seule avec ses chapeaux. Tant mieux. « La solitude, c’est formidable pour écrire. Les hommes n’aiment pas les femmes qui écrivent. De toute façon, les hommes sont compliqués. L’écriture, c’est plus simple. »

L’éternelle prétendante face au mépris parisien

« Ils considèrent que je suis une autrice à succès et que je n’en ai pas besoin », analyse-t-elle avec lucidité. C’est faux. Elle en a besoin. Comme tout le monde. Mais elle ne l’aura jamais. Elle est trop belge pour être française, trop populaire pour être littéraire, trop vivante pour être classique. Dans ce système, Amélie Nothomb reste fondamentalement une ronin, un samouraï sans maître dans le paysage littéraire français. Le Prix Renaudot 2021 pour Premier sang constitue une consolation appréciable. « J’aime les consolations. C’est mieux que rien. »

Car en France, on n’aime que les écrivains morts ou confidentiels. Elle est vivante et populaire. Double faute. L’astéroïde 224671 porte son nom. « C’est mieux qu’un Goncourt. Les astéroïdes, c’est éternel. Les prix littéraires, c’est temporel. »Dans cent ans, qui se souviendra du Goncourt 2019 ? Personne. Qui se souviendra de ses romans ? Ses lecteurs. « Si. Mes lecteurs. Seize millions d’exemplaires vendus. Ce sont mes meilleurs amis. Ils ne me jugent pas. Ils me lisent. »

L’art de rater sa vie (magnifiquement)

Elle se définit comme une « ratée sociale ». Issue de la grande bourgeoisie belge, elle est devenue romancière « populaire ». Ses parents espéraient une carrière diplomatique. Elle a choisi l’écriture. « Excellente façon de décevoir sa famille », ironise-t-elle. Cette lucidité désabusée cache une résistance farouche. « Je n’ai ni télévision ni ordinateur. Les écrans me donnent mal à la tête. Je correspond uniquement par lettres manuscrites. À l’encre bleue. Comme mes romans. C’est désuet. J’assume. » Est-elle amère ? « Jamais. L’amertume, c’est pour le thé du matin. Pas pour la vie. » Car son thé, elle l’infuse jusqu’au dégoût, jusqu’au réflexe vomitif. « Il faut souffrir pour accéder à l’écriture. Les Japonais comprennent ça. Les Français, non. »

Le Goncourt 2025 se profile. Tant mieux figurera-t-il dans les sélections ? Peu probable. Elle porte la marque infamante du succès commercial. « Qu’importe », lâche-t-elle avec un haussement d’épaules. Elle a choisi son camp depuis longtemps. Celui du public contre l’establishment. De l’émotion contre l’intellectualisme. De la sincérité contre les poses. Dans le petit monde du Tout-Paris littéraire, on continuera de murmurer que cette baronne belge écrit trop vite, vend trop bien, plaît trop facilement. Elle continuera de sourire derrière ses chapeaux extravagants, forte de cette évidence : les lecteurs ont tranché depuis longtemps. Le Goncourt ? « Tant mieux s’ils me le donnent. Tant mieux s’ils ne me le donnent pas. » Elle se tait. Sourit. Ajoute, avec cette mélancolie aristocratique qui la caractérise : « De toute façon, comme disait ma mère : tant mieux. »

« Tant mieux », par Amélie Nothomb. Albin Michel, 216 pages, 19,90 euros.

Les + lus

1

  • All Posts
  • Culture
  • International
  • Politique
  • Société
  • Sport

2

3

Les # les + suivis

Les + récents

1

  • All Posts
  • Culture
  • International
  • Politique
  • Société
  • Sport

2

  • All Posts
  • Culture
  • International
  • Politique
  • Société
  • Sport

3

  • All Posts
  • Culture
  • International
  • Politique
  • Société
  • Sport

La newsletter de sence.

sence média

Chaque semaine, une sélection claire et sourcée. Gratuite, sans spam.

 

Copyright 2024 – Mentions légales