Le Dernier Jour d’un Condamné ou le plaidoyer contre la peine de mort de V. Hugo

En 1829 paraît anonymement et sans préface le court roman de Victor Hugo intitulé Le Dernier Jour d’un Condamné. Il reparaîtra trois ans plus tard, avec le nom de l’auteur et une préface, les lecteurs ayant eu le temps de se faire leur propre avis sur le livre.

D’abord sous la Restauration (1815-1830), puis sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), Victor Hugo écrit cette œuvre qui se veut à la fois une dénonciation de la peine de mort et une critique de l’arbitraire royal en matière de justice. Tous ces enjeux sont dévoilés au lecteur dans le petit dialogue qui sert de préface depuis la troisième édition du livre. Dans cette saynète, on assiste à une mise en scène comique et mondaine d’une discussion autour du livre de l’auteur. Vivement critiqué par tous les personnages, ce passage donne le ton : Hugo veut, avec ce roman, bouleverser l’ordre artistique et politique. Se voulant universel, le condamné n’aura ni histoire particulière ni nom : seules ses pensées seront retranscrites ici. C’est d’ailleurs par cela que l’on voit que cette œuvre s’inscrit pleinement dans le romantisme : les sentiments et le moi du personnage y dépassent le réalisme et les règles morales. L’auteur indique également deux manières de comprendre le récit : soit les mots sont ceux d’un véritable condamné à mort, soit ceux d’un écrivain passant devant la place de Grève (aujourd’hui place de l’Hôtel de Ville à Paris) le jour d’une exécution, et ayant décidé de jeter cette idée dans son livre.

Un plaidoyer dans un roman

S’il y a bien une chose que l’on doit reconnaître à ce livre, c’est l’efficacité de son incipit. Il donne immédiatement le ton du récit et annonce l’importance que vont prendre les sentiments et la réflexion du personnage tout au long du roman.
Rédigé à la première personne, c’est, semble-t-il, le condamné lui-même qui écrit tout ceci depuis sa prison, pour la postérité. Le récit alterne entre plusieurs phases du prisonnier. Parfois, celui-ci fait preuve d’une raison et d’un sang-froid remarquables — passages où il espère que ses écrits serviront de leçon au système judiciaire de l’époque : 

« N’y aura-t-il pas dans ce procès-verbal de la pensée agonisante […] plus d’une leçon pour ceux qui condamnent ? » 

D’autres fois, le personnage se laisse gagner par la peur de la mort, demandant grâce dès qu’il le peut, surtout à la fin, ou souhaitant que sa peine soit commuée en travaux d’intérêt général. Dans ces moments, il s’interroge sur l’après, sur la douleur qu’il va ressentir au moment fatidique — des questionnements très personnels qui montrent que l’instinct de survie semble ici plus fort que sa volonté de changer les choses. Mais ce qui transparaît le mieux dans le récit, c’est le plaidoyer que Victor Hugo veut faire entendre. En insistant sur les souffrances psychologiques du condamné — qui frôlent la torture, quand on sait que les procédures sont très longues — et sur la manière dont sont traités les prisonniers, le message devient presque trop évident : 

« Il y a aussi dans cette même ville, un homme unique comme toi dans le peuple, avec cette différence qu’il est aussi haut que toi tu es bas.» 

Hugo conteste ici la situation absurde du condamné : réduit à rien, il a tout perdu — ses droits, sa dignité, sa famille — et pourtant, il suffirait d’un mot d’une seule personne pour tout changer. Le caractère arbitraire de la justice royale peut aussi bien ôter la vie que la rendre, et cela, très facilement.

La politique au détriment de l’art

La volonté de Hugo avec ce livre était de faire disparaître la peine de mort — et cela se ressent très bien à la lecture. Mais cette ambition politique en vient presque à occulter l’aspect artistique de l’ouvrage. C’est d’ailleurs probablement ce qu’il recherchait dès le début. Le condamné est anonyme : on ne sait que très peu de choses à son sujet. Il a une fille, Marie, âgée de deux ans, une femme malade et une mère vieillissante. On sait qu’il a au moins la vingtaine, mais pas plus de quarante ans. En revanche, on ignore la nature de son crime. Par ce procédé, Hugo fait de son condamné un prisonnier quelconque : il a une famille, des attaches en dehors de la prison, et sa peine va le couper de tout — d’abord de la société, puis de ses proches. Plus rien ne le rattache à la vie. Le prisonnier devient alors une bête de foire, une attraction pour la foule qui applaudit, rit et juge une nouvelle fois le personnage, mais cette fois-ci selon ses critères physiques. Il n’est plus rien d’autre que « celui dont la tête va tomber » : son nom et son histoire importent peu. La foule doit déshumaniser l’acte qu’elle va voir — un meurtre pur et simple. 

Hugo a réussi à faire de son plaidoyer un texte qui se lit facilement. Ce n’est pas léger, étant donné le sujet ; ce n’est pas comique non plus, mais il ne tombe pas dans le tragique d’un prisonnier se lamentant jour après jour, heure après heure. Certes, il n’y a pas d’action ou de rebondissement à proprement parler — on connaît la fin dès le début — mais tous les passages sur la foule et sur les souffrances du futur défunt sont très intéressants et bien décrits : ni trop froids et analytiques, ni trop brûlants et sentimentaux.

Badinter et la peine capitale

Malheureusement, Victor Hugo n’aura jamais réussi à faire changer les textes de loi pour abolir la peine de mort. Il aura fallu attendre encore un siècle pour qu’un homme, un juriste, se saisisse à nouveau du dossier. En 1981, le Parti socialiste de François Mitterrand rend publique, dans le cadre de la campagne présidentielle, la liste des 110 propositions pour la France, parmi lesquelles figure la mesure n°53 : l’abrogation de la peine de mort. Finalement élu à la présidence de la République française, François Mitterrand désigne comme Premier ministre Pierre Mauroy, chargé de constituer un gouvernement. Après une première démission dès le mois de juin 1981, Pierre Mauroy est réinvesti de sa charge de Premier ministre et constitue une nouvelle équipe. C’est ainsi que Robert Badinter, avocat de formation et proche du président, se voit confier le portefeuille de ministre de la Justice et garde des Sceaux.

L’homme fait alors de l’abolition simple et totale de la peine de mort son premier et principal combat. Dès le 26 août 1981, le projet de loi est étudié et accepté par le Conseil des ministres. Le 10 septembre, la Commission des lois l’adopte officiellement : le texte peut alors commencer son parcours parlementaire. Une semaine plus tard, le 17 septembre, c’est à l’Assemblée nationale de se prononcer sur le projet. C’est alors que Badinter déploie toute sa puissance argumentative dans une plaidoirie que l’on peut légitimement considérer comme la plus belle, la plus juste et la plus vraie de sa carrière :

« Il n’est point d’homme, en cette terre, dont la culpabilité soit totale et dont il faille, pour toujours, désespérer totalement. Et quant à la justice, aussi prudente soit-elle, aussi mesurés, angoissés que soient les femmes et les hommes qui jugent, rien ne peut changer que cette justice soit humaine et, par conséquent, faillible. »

Le texte est adopté à la majorité absolue le lendemain (363 voix pour, 118 contre).
Il part ensuite au Sénat, où les discussions se font plus âpres. Certains sénateurs tentent d’apporter quelques amendements, mais toutes leurs propositions sont rejetées : Badinter souhaite que le texte demeure inchangé. Au bout de deux jours, le 30 septembre 1981, les sénateurs adoptent le projet de loi (161 voix pour, 126 contre). La loi est promulguée le 9 octobre 1981 : plus jamais un homme ne mourra sous les coups de la justice.

L’humanité pour lieu commun

L’absolutisme judiciaire était l’un des derniers — sinon le dernier — reliquats de la royauté. En l’abolissant, en conjurant ce spectre, la République est devenue pleinement républicaine.
Grâce à Robert Badinter, et à celles et ceux qui ont combattu la mort dans les tribunaux, la société a accepté son humanité. Elle a rejeté la conception selon laquelle le condamné et le juriste seraient autre chose que des hommes — un monstre sans cœur pour l’un, une entité supérieure et infaillible pour l’autre. 

C’est pour cela que M. Badinter est panthéonisé : parce que sa volonté a profondément et durablement transformé l’idée de la justice républicaine. Dans cette période d’incertitude, il nous faut nous rappeler que c’est avant tout cela, la République : une gouvernance faite par et pour des humains, un système moral plus que politique, qui doit rejeter toutes les formes d’absolu — un lieu où chacun peut et doit s’exprimer en pensant d’abord à celui ou celle qui se tient en face de lui.

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