Badinter au Panthéon : Jour et Lumière

Ce matin du 9 octobre 2025, un soleil d’automne, pâle et tranchant, frappe la façade du Panthéon. La pierre blanche, presque aveuglante, semble retenir son souffle. Dans quelques heures, Robert Badinter, l’homme qui a arraché la France à la barbarie de la peine capitale, franchira ce seuil pour l’éternité. Mais l’air est lourd. L’hommage n’est pas serein. Il a le goût du combat, l’urgence d’un dernier avertissement.

Pour comprendre la portée de l’homme qui entre aujourd’hui au Panthéon, il ne faut pas se contenter de l’énumération de ses titres : avocat, Garde des Sceaux, président du Conseil constitutionnel, sénateur. Il faut chercher le fil conducteur, la cohérence philosophique qui a sous-tendu chacun de ses actes. Ce fil, c’est une confrontation intime et permanente avec la barbarie, et la construction méticuleuse, par le droit, de remparts pour la contenir. Robert Badinter fut un Juste, au sens moral et historique du terme.

L’enfant de la Rafle

La vie de Robert Badinter commence le 30 mars 1928 à Paris, dans une famille juive originaire de Bessarabie. Cette origine, cette identité, sera le premier sceau de son destin. La barbarie, pour lui, n’est pas un concept intellectuel. Elle a un visage, une date, un lieu. Le 9 février 1943. Ce jour-là, la Gestapo de Klaus Barbie tend une souricière rue Sainte-Catherine, dans les locaux de l’Union générale des Israélites de France. Simon Badinter, le père, y est bénévole. Il ne rentre pas. Charlotte, la mère, dévorée d’angoisse, envoie son fils de quatorze ans, Robert, voir ce qu’il se passe. L’adolescent gravit les escaliers quatre à quatre dans un silence de mort. Au deuxième étage, un homme en civil surgit et tente de le saisir. Dans un sursaut vital, un réflexe de survie qui le hantera toute sa vie, il se dégage, dévale les marches et s’enfuit dans la nuit glaciale, laissant tomber sa carte de lycéen dans sa fuite. Il ne reverra jamais son père. Simon Badinter, raflé ce jour-là, sera déporté par le convoi n°53 et assassiné à Sobibor. 

Cette expérience intime de l’arbitraire étatique et de la haine raciale explique la totalité de son parcours ultérieur. Chaque loi qu’il portera, chaque combat qu’il mènera, peut être lu comme une tentative de conjurer le retour de ce moment où la machine de l’État s’est mise au service de l’extermination. La connexion est directe, presque organique. Devenu Garde des Sceaux, il fait adopter la loi du 11 juillet 1985 permettant de filmer les procès pour l’Histoire, afin de constituer des archives audiovisuelles de la justice. Le but est de créer une mémoire indélébile des grands crimes contre l’humanité. Le premier procès à être ainsi enregistré, en 1987, sera celui de Klaus Barbie. L’enfant dont le père fut anéanti par un ordre de Barbie est devenu l’homme d’État qui utilise les outils les plus solennels de la République pour graver dans le marbre de l’Histoire la condamnation de son bourreau. La blessure privée est transmutée en leçon universelle. La justice devient l’instrument de la mémoire.

Le combat d’une vie 

Si un seul combat devait définir Robert Badinter, ce serait celui contre la peine de mort. Mais là encore, il ne s’agit pas d’une posture philosophique abstraite. C’est une conviction forgée dans le feu des prétoires et cimentée par une injustice qui le hanta. Le 28 novembre 1972, son client Roger Bontems est exécuté. Complice d’une prise d’otages sanglante menée par Claude Buffet à la prison de Clairvaux, il a été établi durant le procès que Bontems n’avait pas tué. Pourtant, les jurés l’ont condamné à mort au titre de la complicité. Pour Badinter, cette exécution est une abomination. La justice a tué un homme qui n’avait pas tué. Elle est allée au-delà même de l’antique loi du talion. Cet événement le transforme en un abolitionniste absolu et déterminé.

Son engagement culmine lors de la défense de Patrick Henry en 1977. Face à une opinion publique déchaînée qui réclame la tête du meurtrier d’enfant, Badinter ne plaide pas seulement pour son client, dont la culpabilité est écrasante. Il transforme le procès en un réquisitoire contre la peine de mort elle-même, mettant les jurés face à leur propre responsabilité de donner ou non la mort. Il gagne. Patrick Henry échappe à la guillotine.

Le 17 septembre 1981, devenu Garde des Sceaux, il monte à la tribune de l’Assemblée nationale pour porter le projet de loi d’abolition. Son discours est un chef-d’œuvre de rhétorique et de conviction, un moment fondateur de la Ve République. Il y déploie une argumentation implacable. Il rappelle que si la France n’a pas aboli plus tôt, ce n’est pas par tempérament national, mais par « crainte de l’opinion publique », une explication d’ordre politique. Il avance l’argument moral, le cœur de sa pensée : « parce qu’aucun homme n’est totalement responsable, parce qu’aucune justice ne peut être absolument infaillible, la peine de mort est moralement inacceptable »

Enfin, il trace une ligne de partage géopolitique fondamentale : l’abolition est la règle dans les pays de liberté, tandis que la peine de mort est « inscrite, en caractères sanglants » partout où triomphent la dictature et le mépris des droits de l’homme.

Par ce discours, Badinter opère un renversement copernicien du débat. La question n’est plus de savoir si le criminel mérite la mort. La question est de savoir ce que la République devient si elle s’arroge le droit de tuer. En exécutant un homme, l’État prétend à une infaillibilité qu’aucune justice humaine ne peut posséder et s’abaisse au niveau de la violence qu’il prétend combattre. L’État, dans la vision humaniste de Badinter, doit impérativement être meilleur que le pire de ses citoyens. Sa plaidoirie se conclut par une promesse, sobre et bouleversante : « Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue ». Le 9 octobre 1981, la loi est promulguée.

Rendre à la Justice sa Dignité

L’abolition est le sommet de son œuvre, mais elle s’inscrit dans un projet bien plus vaste mené entre 1981 et 1986 : rendre à la justice sa dignité et en faire le bouclier des libertés individuelles. Son action à la Chancellerie est d’une cohérence remarquable. Il s’attelle d’abord à démanteler la justice d’exception, perçue comme un outil de répression politique, en supprimant la Cour de sûreté de l’État et en abrogeant des lois liberticides comme la loi « anticasseurs » de 1970 et la loi « sécurité et liberté » de 1981.

Parallèlement, il œuvre à l’élargissement des droits fondamentaux. La loi Forni du 4 août 1982 met fin à la discrimination légale envers les homosexuels, héritée du régime de Vichy, en fixant un âge de majorité sexuelle unique pour tous. C’est un acte majeur de reconnaissance de l’égalité des citoyens. Il ouvre également aux Français le droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’Homme, offrant une garantie supranationale contre les éventuels abus de l’État.

Profondément marqué par sa carrière d’avocat, il est particulièrement sensible au sort des plus vulnérables. Il améliore la prise en charge des victimes, un effort qui aboutira à la loi du 5 juillet 1985, dite « loi Badinter », qui instaure un régime d’indemnisation quasi automatique pour les victimes d’accidents de la route. Conscient des ravages de l’incarcération, il promeut les peines alternatives pour lutter contre la surpopulation carcérale, en instaurant notamment le Travail d’Intérêt Général (TIG) dès 1983. Chacune de ces réformes procède de la même logique : limiter le pouvoir arbitraire de l’État, renforcer les droits de l’individu, et humaniser l’institution judiciaire.

Hugo, l’Opéra et la Constitution

Robert Badinter était une figure rare en politique : un homme pour qui la culture n’était pas un ornement, mais la source même de son engagement. Sa filiation intellectuelle est claire : c’est celle des Lumières, de Condorcet, et surtout de Victor Hugo. Il voyait dans Le Dernier Jour d’un condamné et Claude Gueux les textes fondateurs de la cause abolitionniste. Cette admiration n’était pas passive. Elle était créatrice. Passionné d’opéra, il disait qu’il emporterait Così fan tutte de Mozart sur une île déserte, il a lui-même pris la plume pour écrire le livret de Claude, un opéra adapté du roman de Hugo, créé à l’Opéra de Lyon en 2013. Ce geste n’est pas anecdotique. C’est la poursuite de son combat par d’autres moyens, une manière de traduire en art la question centrale de Hugo face à l’injustice sociale : « Qui est réellement coupable? Est-ce lui? Est-ce nous? ».

Après son départ du ministère, il continue de servir l’État de droit aux plus hautes fonctions. Président du Conseil constitutionnel de 1986 à 1995, puis sénateur des Hauts-de-Seine jusqu’en 2011, il veille sur la solidité des institutions républicaines. Jusqu’à son dernier souffle, il restera cette conscience, cet intellectuel pour qui le droit, la politique et la culture formaient un tout indissociable, un rempart fragile mais essentiel contre la barbarie.

La profanation de Bagneux

Le jour se lève à peine. Une lumière grise sur Bagneux. Le cimetière est silencieux. Une employée municipale pousse la grille. Le froid. L’odeur des chrysanthèmes fanés. Elle avance dans l’allée. Et puis elle s’arrête. Un cri rentré. La pierre est taguée. Souillée. La stèle de marbre noir, simple, portant le nom de Robert Badinter. Profanée. Et sur le granit, des mots peints à la bombe, en lettres rouges, dégoulinantes. Une phrase. Un crachat. « Les assassins, les violeurs, les pédo, la République reconnaissante ». Les mots cognent. Ils sont une inversion haineuse de la devise du Panthéon, « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ». Un miroir monstrueux tendu à la cérémonie qui se prépare. La haine n’attend pas. Elle frappe avant l’hommage. Elle souille avant la gloire.

L’information explose. Un éclair dans le ciel politique déjà chargé. Les réactions tombent, prévisibles, mécaniques, mais révélatrices des fractures du pays. Le ministre de l’Intérieur condamne avec la plus grande fermeté un « acte odieux », une « nouvelle blessure qui meurtrit les valeurs que tous les Français ont en partage ». Le Premier ministre dénonce un « acte ignoble et antisémite », une « insulte à la mémoire ». Le Président de la République, dans un communiqué solennel, appelle à l’unité nationale face à cette ignominie qui vise, à travers Robert Badinter, le cœur même de la République.

À l’extrême droite, le ton est différent. Une condamnation de façade, bien sûr. On déplore la dégradation. Mais très vite, une autre musique se fait entendre. Sur les réseaux sociaux, les porte-paroles du Rassemblement National et de Reconquête condamnent la violence, mais ajoutent aussitôt un « mais ». Mais il faut comprendre l’« exaspération » des Français. Mais il faut entendre cette colère face à une justice perçue comme laxiste. Mais Robert Badinter, en défendant des criminels, a pu heurter les victimes. La phrase n’est jamais terminée. L’insinuation suffit. La profanation est condamnable, mais le sentiment qui l’a inspirée, lui, serait presque légitime. C’est une stratégie connue : condamner l’acte pour mieux valider la haine qui le sous-tend.

Ce matin-là, la profanation de la tombe de Robert Badinter n’est pas un simple fait divers. C’est un acte politique. La démonstration brutale que la barbarie qu’il a combattue toute sa vie n’est pas une relique du passé. Elle est là, vivante, virulente. L’inscription sur la tombe est la parfaite synthèse de la rhétorique populiste qui gangrène le débat public : la confusion délibérée entre la défense des principes du droit et la complaisance pour le crime. Pour les auteurs de ces tags, et pour ceux qui les excusent, garantir les droits de la défense à un criminel, c’est devenir son complice. Refuser la peine de mort, c’est trahir les victimes. C’est cette pensée simpliste et haineuse que Badinter a affrontée pendant cinquante ans. Ce matin, elle lui jette sa haine au visage, jusque dans la mort.

La cérémonie

Paris s’est tu. Le cortège avance lentement sur la rue Soufflot. Le cercueil, drapé du drapeau tricolore, est porté par des gardes républicains. La foule est dense, silencieuse. Le fracas du matin a laissé place à un recueillement lourd, presque défiant. L’hommage n’est plus seulement un hommage. C’est une réponse.

Sous la coupole du Panthéon, la cérémonie commence. Pas de marche funèbre. Mais les premières notes d’un opéra. Celles de Claude, l’œuvre dont Robert Badinter a écrit le livret d’après Victor Hugo. Le choix est un manifeste. Il place d’emblée l’héritage de l’homme dans la lignée du grand combat hugolien contre la misère sociale et l’injustice. La culture comme premier rempart. Puis, une voix s’élève, celle de Guillaume Gallienne, sociétaire de la Comédie-Française. Il ne lit pas un poème, mais des extraits du discours de Victor Hugo à l’Assemblée constituante, le 15 septembre 1848. Les mots, vieux de près de deux siècles, résonnent avec une acuité terrible : « Qu’est-ce que la peine de mort? La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne ». Le lien est fait. La profanation du matin, c’est cela : le signe de la barbarie. La cérémonie, c’est la civilisation qui lui répond.

Le Président de la République prend la parole. Son éloge funèbre est une confrontation directe avec les événements de la journée. Il reprend les mots qu’il avait lui-même prononcés lors de l’hommage national de février 2024 : « Vous nous quittez au moment où vos vieux adversaires, l’oubli et la haine, semblent comme s’avancer à nouveau ». Il poursuit : « Ce matin, ils se sont avancés. Ils ont écrit leur haine sur la pierre. Mais leur geste n’est que le « signe spécial et éternel de la barbarie » que dénonçaient Hugo et Badinter. Et notre présence ici, notre recueillement, notre fidélité à son héritage, est le signe de la civilisation qui jamais ne cédera. En faisant entrer Robert Badinter au Panthéon, la France ne se contente pas d’honorer un homme. Elle réaffirme son choix fondamental pour la justice contre la vengeance, pour la raison contre la passion, pour l’humanité contre la cruauté. » 

Le discours s’achève. Les grandes portes de bronze s’ouvrent. Le cercueil franchit le seuil du Panthéon. La Marseillaise éclate, chantée par le chœur de l’Armée française, puis reprise a cappella par la foule massée sur le parvis. Un moment de communion républicaine, fragile et intense. L’État, par ses rituels les plus solennels, a mené une contre-offensive symbolique. Face à la violence brute des mots de haine, il a opposé la puissance de la culture, la force du droit et la majesté du rite républicain. La cérémonie n’était plus un enterrement. C’était une leçon de civilisation, administrée en direct à une nation qui sentait le sol trembler sous ses pieds.

Panthéoniser, c’est choisir son camp

L’entrée d’un citoyen au Panthéon n’est jamais un acte anodin. Sous la Ve République, la décision appartient au seul Président. C’est un geste éminemment politique, qui consiste à extraire une figure du passé pour éclairer les dilemmes du présent et dessiner les contours de l’avenir. Chaque panthéonisation est un chapitre ajouté au grand récit national. Celle de Robert Badinter est le point d’orgue d’une stratégie mémorielle mûrement réfléchie, et un acte de délimitation politique face aux forces qui menacent le pacte républicain.Depuis son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron a utilisé le Panthéon pour construire une fresque historique cohérente, un récit républicain adapté aux défis du XXIe siècle. Ses choix successifs dessinent une France dont les héros ne sont plus seulement des généraux ou des hommes d’État, mais des figures qui incarnent la résilience, l’ouverture et la complexité de l’identité française.

L’analyse de cette séquence est éclairante. En 2018, Simone Veil entre au Panthéon, portant avec elle la mémoire de la Shoah, le combat pour les droits des femmes et l’idéal européen. En 2020, Maurice Genevoix y fait entrer « tous ceux de 14 », honorant le sacrifice des « héros ordinaires » et l’unité de la nation dans l’épreuve. En 2021, c’est au tour de Joséphine Baker, artiste noire d’origine américaine, résistante et militante antiraciste, symbole d’un universalisme français capable d’accueillir et d’adopter ceux qui l’aiment. En 2024, Missak et Mélinée Manouchian, poète arménien communiste et sa femme résistante, consacrent le sang versé par les étrangers pour la libération de la France, ces « Français de préférence » chantés par Aragon. Enfin, l’entrée annoncée pour 2026 de Marc Bloch, historien juif, intellectuel et résistant fusillé par la même Gestapo de Lyon sous la houlette de Barbie, liera indéfectiblement le courage civique à l’exigence de la vérité historique.

Cette fresque dessine une République inclusive, diverse, européenne, fidèle à sa mémoire mais tournée vers l’universel. Robert Badinter en est la clé de voûte. Il n’est pas seulement le porteur d’une de ces valeurs ; il est celui qui les a toutes traduites et garanties dans la loi. Il est l’architecte de l’État de droit qui permet à cette vision de la France d’exister. Sa panthéonisation ne fait pas qu’ajouter un nom à la liste ; elle donne son sens juridique et philosophique à l’ensemble du projet.

Et demain, Charb? 

Si ce récit mémoriel a un sens, il ne peut s’arrêter aux figures du XXe siècle. Il doit affronter les tragédies du présent. C’est pourquoi la demande de la famille de Stéphane Charbonnier, dit Charb, et de la rédaction de Charlie Hebdo de le faire entrer au Panthéon est d’une pertinence brûlante. Les arguments avancés sont puissants : il s’agirait de consacrer la défense de la liberté d’expression, de la laïcité, de l’antiracisme et de la justice sociale, valeurs pour lesquelles Charb a été assassiné.  Ce serait aussi, comme le souligne Riss, faire entrer un « contemporain », un homme de cette génération, tué sur le sol national par des terroristes pour ses idées et ses dessins.

Panthéoniser Charb serait un acte politique d’une audace inouïe, mais d’une nécessité absolue. Ce serait prolonger la fresque de Macron en affirmant que le combat pour les valeurs républicaines ne s’est pas achevé en 1945. Il se poursuit aujourd’hui face à une nouvelle forme de barbarie, le totalitarisme islamiste. Ce serait graver dans le marbre de la nation que la laïcité et le droit au blasphème ne sont pas des options négociables, mais des piliers de notre pacte social. Ce serait reconnaître que le rire, l’irrévérence et la caricature sont des armes de la liberté, et que ceux qui meurent pour les avoir maniées sont des héros de la République.

Combattre les « SS aux petits pieds »

La panthéonisation de Robert Badinter est, en dernière analyse, une ligne de démarcation. Elle oblige à choisir son camp. Pour en saisir toute la portée, il faut convoquer deux images, deux cris qui définissent les pôles irréconciliables de notre histoire récente. Le premier est celui de Simone Veil, rescapée d’Auschwitz, harcelée lors d’un meeting par des militants du Front National, leur lançant avec un courage et un mépris infinis : « Vous ne me faites pas peur. J’ai survécu à pire que vous. Vous n’êtes que des SS au petit pied ». Cette phrase établit une filiation morale. Elle ancre l’extrême droite dans son ascendance historique. Le second cri est celui de Robert Badinter, le 16 juillet 1992, lors de la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv. Hué et interrompu par des manifestants d’extrême droite, il laisse éclater une colère froide, une douleur infinie : « Vous m’avez fait honte! […] En pensant à ce qui s’est passé là, vous m’avez fait honte. […] Taisez-vous ou quittez à l’instant ce lieu de recueillement. Vous déshonorez la cause que vous croyez servir ». Ce jour-là, Badinter exprime son intolérance absolue face à la profanation de la mémoire et de la dignité humaine. Ces deux scènes définissent les deux France qui s’affrontent aujourd’hui. D’un côté, l’héritage de Veil et Badinter, celui de l’État de droit, de la mémoire et de la dignité. De l’autre, celui de leurs adversaires. 

La confrontation entre le projet de société de Robert Badinter et celui du Rassemblement National est totale, point par point. Badinter a aboli les juridictions d’exception ; le RN propose une justice d’urgence, fondée sur le populisme pénal. Badinter a créé des peines alternatives à la prison comme le TIG ; le RN réclame 85 000 places de prison supplémentaires et l’instauration d’une « perpétuité réelle ». Badinter a abrogé les lois discriminatoires ; le RN fonde son programme sur la « priorité nationale », qui est la négation même du principe d’égalité. 

L’œuvre de Badinter est la construction d’un État de droit protecteur ; le programme du RN est qualifié par les analystes de « tout répressif », caractéristique des régimes autoritaires. Les valeurs incarnées par les grandes figures du Panthéon, la liberté, la justice, l’égalité, la tolérance, la paix sont l’antithèse exacte du projet porté par l’extrême droite. Une victoire de ce camp en 2027 ne serait pas une alternance politique classique. Ce serait une rupture, une répudiation de l’héritage républicain que le Panthéon a pour mission de conserver. Ce serait la victoire posthume des chahuteurs du Vél’ d’Hiv et des « SS aux petits pieds ».

Le fil de la raison

En faisant entrer Robert Badinter au Panthéon, la République a voulu honorer l’une de ses plus hautes consciences. Mais cet hommage, souillé le matin même, pourrait bien être le dernier grand geste d’une France avant que ses fossoyeurs, ceux-là mêmes que Badinter a combattus toute sa vie, n’arrivent au pouvoir. La question, désormais, n’est plus de savoir si la République est reconnaissante envers Robert Badinter, mais si les Français, en 2027, seront encore fidèles à la République qu’il a tant contribué à rendre plus juste.

Faire entrer Robert Badinter au Panthéon, ce n’est pas refermer un livre d’histoire. C’est tracer une ligne sur le sable. C’est un acte qui nous somme de choisir. D’un côté, le fil de la raison, de la nuance, du droit, de la dignité humaine. De l’autre, le fracas des passions, de la haine et de la vengeance. La République a honoré l’homme qui a refusé la guillotine. Demain, choisira-t-elle ceux qui rêvent de la rebâtir?

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