De Beccaria à Badinter, la France a mis plus de deux cents ans à tourner la page de la peine capitale. Derrière la chute du couperet en 1977 et la loi de 1981 se dessine une lente révolution des consciences, nourrie par les Lumières, les scandales publics et la lente disparition d’une justice spectacle.
L’histoire de la fin de la guillotine démarre avant même celui-ci. Au XVIIIe siècle, la philosophie des Lumières brise la base du droit de l’Ancien Régime. En 1764, le juriste italien Cesare Beccaria écrit Des délits et des peines, un traité fondateur qui juge la peine de mort « ni utile ni nécessaire ». Il a aussitôt été salué par Voltaire, Diderot et d’Alembert, puisque ce manifeste impose une nouvelle conception du droit, c’est-à-dire à la fois rationnelle, égalitaire et respectueuse de la dignité humaine.
Sous l’Ancien Régime, la justice reposait sur le spectacle de la douleur. Les nobles étaient décapités, ceux et celles qui volaient ont été pendus, les meurtriers brisés sur la roue. La peine devait « donner crainte, terreur et exemple ». Néanmoins, même à la fin du XVIIIe siècle, le sentiment humaniste progresse. On envoie les criminels aux galères plutôt qu’à la mort, pour des raisons à la fois économiques et morales.
La Révolution et la naissance d’un symbole
Quand éclate la Révolution française, la question n’est plus de supprimer la peine de mort, mais de l’uniformiser avec notamment la torture. En 1791, l’Assemblée constituante rejette l’abolition totale mais décide que « tout condamné à mort aura la tête tranchée ». Le député Joseph-Ignace Guillotin ne cherche pas à inventer une machine à tuer, mais à rendre la mort plus rapide et plus égalitaire. Antoine Louis, chirurgien méthodique, perfectionna la machine, un artefact clinique qui deviendrait l’emblème d’un député humaniste.
Sous le règne sanglant de la Terreur, la guillotine se métamorphosa e symbole d’un État dévorant ses propres enfants. En 1795, la Convention vote une abolition conditionnelle, suspendue au retour illusoire de la « à la paix générale ». La paix ne viendra jamais, et le couperet continua sa danse macabre, orchestrant une symphonie de têtes tranchées.
L’Empire, avec son ambition centralisatrice et son culte de l’ordre, réhabilita sans hésitation la peine de mort. Napoléon Bonaparte, stratège militaire et législateur inflexible, inscrivit la sanction capitale au cœur de son Code pénal de 1810, un « code de fer » qui la réservait à 36 crimes, un inventaire aussi précis qu’effrayant.. Entre 1816 et 1830, plus de 3 800 condamnations à mort sont prononcées.
Mais le XIXe siècle voit aussi naître les premiers combats politiques pour l’abolition. Sous la Monarchie de Juillet, les députés déposent de multiples propositions de loi. La réforme de 1832 introduit la notion de circonstances atténuantes, réduisant drastiquement le macabre décompte des exécutions. Alphonse de Lamartine plaide à la tribune contre « une peine inutile et nuisible ».
Puis, en 1848, la IIᵉ République franchit un premier cap. La peine capitale fut bannie pour les crimes politiques. Mais ne vous y trompez pas, la victoire était loin d’être complète. Victor Hugo, le titan de la littérature, devint le héraut de cette croisade morale, maniant la plume et la parole comme des armes contre l’obscurantisme. Cependant, le corps social restait divisé, tiraillé entre le désir de justice et la soif de vengeance. À la fin du siècle, les exécutions publiques reculent. En 1872, la guillotine n’est plus dressée sur un échafaud mais posée au sol, et l’heure d’exécution avancée à l’aube. L’État, tel un magicien maladroit, tentait de dissimuler ce qu’il ne pouvait, ou ne voulait, encore abolir, cherchant à cacher à la vue de tous la froide mécanique de la mort.
Le scandale Weidmann
Le 17 juin 1939. Versailles. Ce jour-là, l’acier froid de la guillotine ne tranche pas seulement la vide d’Eugen Weidmann, il tranche dans la conscience d’une nation. L’homme, surnommé par la presse « le voleur au regard de velours », avait assassiné six personnes. Son exécution tourne à la foire macabre, la foule applaudit, des photographes filment la scène, certaines spectatrices trempent leurs mouchoirs dans le sang.
Édouard Daladier, le président du Conseil, ébranlé par le tourbillon de folie auquel il a assisté à distance, réagit. Un décret, rapide, implacable, rideau ! Fin de la représentation. Le 24 juin met fin aux exécutions publiques. La guillotine est renvoyée dans les coulisses sinistres des prisons, loin des regards. La décapitation continue, certes, mais sans les applaudissements.
Le 10 septembre 1977. Marseille. Prison des Baumettes. Hamida Djandoubi, condamné pour meurtre avec torture et viol. Âgé de 28 ans, il va devenir le dernier homme exécuté en France, le dernier sacrifice sur l’autel d’une justice que beaucoup jugent, déjà, obsolète.
La juge Monique Mabelly, témoin de l’exécution, en a laissé un témoignage rare, conservé à l’École nationale de la magistrature. Elle décrit une scène froide et méthodique. Djandoubi, le condamné, fume. Il traîne les pieds. Il demande une cigarette supplémentaire, que le bourreau refuse. Puis le bruit sourd du couperet, le sang « très rouge », et le tuyau d’arrosage « pour vite effacer les traces du crime ».
Dans les années 70, la peine capitale est devenue une anachronisme, un dinosaure judiciaire. Ce témoignage est le reflet de ce malaise. La guillotine, vestige barbare d’un autre âge, est devenue une source de honte, une tache indélébile sur le blason de la République.
Les années Mitterrand et le combat de Badinter
Le tournant politique intervient en 1981. La promesse de disparition de la guillotine et de la peine de mort se mue en serment présidentiel, un engagement gravé au cœur des « 110 propositions pour la France », de François Mitterrand. L’ascension de Mitterrand à l’Élysée propulse Robert Badinter au poste de Garde des Sceaux. Badinter, dont le nom résonne encore des échos du procès de Patrick Henry en 1976, un procès qui avait déjà électrifié la nation, cristallisant les passions autour du châtiment ultime, devient l’architecte de cette réforme audacieuse.
Le 17 septembre 1981, devant l’Assemblée nationale, , Badinter entre dans l’arène de l’Assemblée nationale. Là, au milieu du tumulte politique et des regards chargés d’histoire, il déclame ces mots : « Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. »
Son plaidoyer, appuyé sur une conception humaniste de la justice, parvient à convaincre la majorité. Le texte est adopté le 18 septembre avec 363 voix contre 117, puis validé par le Sénat le 30 septembre. Le 9 octobre 1981, la loi n° 81-908 abolit la peine de mort. La guillotine, inutilisée depuis quatre ans, est reléguée au rang de relique.
La France devient alors le 35ᵉ pays abolitionniste. Mais la consolidation juridique ne s’arrête pas là. En 1986, elle ratifie le protocole n° 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, interdisant la peine de mort en temps de paix.
En 2005, sous l’ère Jacques Chirac, le Conseil constitutionnel juge qu’une révision de la Constitution est indispensable pour ratifier le protocole de l’ONU proscrivant la peine capitale en toutes circonstances. Le 23 février 2007, la loi constitutionnelle introduit l’article 66-1 : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort. »
Dès lors, tout rétablissement, tel un serpent se mordant la queue, se heurte à un labyrinthe juridique. Il faudrait non seulement amender la Constitution, un acte d’une rare complexité politique, mais également se résoudre à quitter l’Union européenne et dénoncer des traités internationaux, déstabilisant ainsi l’équilibre géopolitique patiemment construit. Une perspective si complexe qu’elle en devient quasi-irréalisable.
Jusqu’à sa disparition en 2024, Robert Badinter incarne l’âme de cette conquête. Lorsqu’en 2016 certains évoquent un retour de la peine de mort pour les crimes terroristes, il rappelle que ce serait « impossible, au regard de la situation constitutionnelle ». Il souligne également, avec une lucidité implacable, « l’absurdité » d’une telle mesure contre des individus qui « ont le culte de la mort ».
Sa voix, comme celle des abolitionnistes avant lui, incarne la permanence d’un idéal. Celui d’une justice qui juge sans tuer. La guillotine, désormais captive des musées, se transforme en un memento mori, un témoignage poignant d’une époque révolue où la République, encore prisonnière de ses contradictions, croyait devoir trancher pour punir
Une géographie inégale de l’abolition
Loin des prédictions oraculaires d’un futur dystopique, le rapport mondial 2023 d’Amnesty International, dévoile une mosaïque complexe et paradoxale concernant la peine capitale. Sur 199 États recensés, 144 ont aboli la peine capitale en droit ou en pratique, soit plus des deux tiers des pays.
Parmi eux, 112 États, dont la France, l’Allemagne, le Canada ou encore l’Argentine, ont aboli la peine de mort pour tous les crimes, y compris militaires. Neuf autres pays, tels que le Brésil, le Burkina Faso ou encore Israël, réservent encore la sentence suprême aux atrocités commises sous le voile de la guerre
Puis, surgissent les « abolitionnistes en pratique », 23 pays sont considérés comme tels. Ils n’ont procédé à aucune exécution depuis plus de dix ans, parmi lesquels la Russie, la Tunisie ou la Corée du Sud. Certains, comme le Tadjikistan, observent un moratoire officiel, suspendant les exécutions sans les interdire légalement.
Et puis, les irréductibles. 55 nations, ancrées à leurs convictions, persistent à maintenir la peine de mort dans leur arsenal juridique. En 2023, seize États ont procédé à des exécutions, souvent dans le secret ou sous le silence d’État. Les cinq pays les plus actifs en la matière restent, par ordre décroissant, la Chine, l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Irak et le Pakistan.
En 2023, les principales méthodes d’exécution demeurent la pendaison (Iran, Irak, Singapour, Égypte), la décapitation (Arabie saoudite), l’injection létale (États-Unis, Chine, Viêt Nam) et la fusillade (Somalie, Afghanistan, Corée du Nord, Yémen). Ces pratiques, souvent tenues secrètes, témoignent d’une résistance culturelle à l’universalisation du droit à la vie, pourtant inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.