Sur les océans, la Chine façonne un empire maritime sans précédent, contrôlant 9 des 20 plus grands ports mondiaux. Entre investissements, modernisation et acquisitions stratégiques, Pékin redéfinit les routes du commerce mondial.
Derrière cette expansion, un double enjeu. D’abord économique : sécuriser ses exportations et garantir l’approvisionnement en matières premières. Ensuite, géopolitique, pour asseoir son influence face aux puissances rivales, quitte à redéfinir les équilibres régionaux. Du port du Pirée en Grèce au terminal stratégique de Chancay au Pérou, en passant par le canal de Panama, chaque infrastructure devient une pièce sur l’échiquier global.
Mais cette montée en puissance inquiète. En Europe, aux États-Unis et en Inde, la présence croissante des entreprises chinoises dans les infrastructures portuaires suscite des craintes sur la souveraineté et la sécurité. D’autant plus que Pékin floute la frontière entre civil et militaire, intégrant ses ports à une stratégie maritime plus large, où le commerce et la puissance navale se confondent.
Faut-il voir dans cette emprise portuaire une simple logique industrielle ou une volonté de domination globale ? À travers une analyse des investissements, des routes commerciales et des tensions qu’ils engendrent, décryptage d’une stratégie qui redessine la carte du commerce mondial.
Une hiérarchie portuaire mondiale
C’est un fait incontestable. La Chine domine l’économie maritime mondiale. Sur les dix plus grands ports du globe, sept se situent sur son territoire, formant un réseau stratégique sans équivalent. Shanghai, premier port mondial en volume de conteneurs, symbolise cette suprématie. Il est suivi de près par Singapour, Quingdao, Ningbo-Zhoushan et Shenzhen, qui orchestrent une part majeure du commerce international.

Cette puissance repose en grande partie sur l’importance des deltas du fleuve Yangzi et de la rivière des Perles, véritables cœurs battants de la logistique chinoise. Le delta du Yangzi, où se trouve Shanghai, est une interface commerciale essentielle reliant les zones industrielles aux grandes routes maritimes. De l’autre côté, le delta de la rivière des Perles, avec les ports de Shenzhen et Guangzhou, connecte le sud du pays aux flux commerciaux mondiaux. Ces régions concentrent un tissu industriel dense, propulsant la Chine au centre des échanges maritimes.
La force de frappe chinoise
Si la Chine s’impose, c’est aussi grâce à sa capacité d’investissement. Pékin a mis en œuvre une modernisation de ses infrastructures portuaires, en misant sur l’automatisation et la digitalisation. Les “ports intelligents”, entièrement robotisés, permettent un traitement accéléré des conteneurs et une optimisation des flux, réduisant les coûts et augmentant la compétitivité. Shanghai, Ningbo et Tianjin figurent parmi les hubs les plus avancés au monde, avec des terminaux où grues automatisées et intelligence artificielle gèrent le trafic en temps réel.
Cette transformation repose sur des acteurs clés : Cosco Shipping Ports, China Communications Construction Company (CCCC) et China Merchants Port Holdings. Ces géants du transport et de la construction jouent un rôle central dans l’extension de l’influence chinoise. Cosco, en particulier, a acquis d’importantes participations dans des ports étrangers, assurant ainsi une présence stratégique dans plusieurs régions du monde.
L’exemple du port du Pirée en Grèce est révélateur. Entré en 2009 en pleine crise économique, Cosco a progressivement pris le contrôle des infrastructures, portant sa participation à 67 % en 2021. Aujourd’hui, ce port méditerranéen est devenu un pilier de la logistique chinoise en Europe, facilitant l’acheminement des marchandises vers le continent. Le modèle s’est répété ailleurs : au Pérou, Cosco détient désormais 60 % du port de Chancay, un projet à 3 milliards d’euros qui ambitionne de transformer la région en un hub logistique majeur. En Allemagne, l’entreprise a également pris pied dans le port de Hambourg, suscitant des débats sur la souveraineté économique du pays.
La stratégie du “collier de perles”
Depuis les années 2000, Pékin a mis en place une stratégie globale visant à sécuriser ses routes commerciales et ses approvisionnements en ressources essentielles. Baptisée le “collier de perles”, cette politique repose sur le développement et le contrôle de ports-clés en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique.
L’objectif est double : garantir la fluidité des échanges maritimes chinois et éviter toute dépendance excessive vis-à-vis des puissances concurrentes, notamment les États-Unis et l’Inde. Pékin a ainsi investi massivement dans des infrastructures portuaires comme Hambantota au Sri Lanka, Doraleh à Djibouti ou encore Gwadar au Pakistan. Ce dernier est particulièrement stratégique : situé à l’embouchure du golfe d’Oman, il permet un accès direct aux ressources énergétiques du Moyen-Orient sans passer par le détroit de Malacca, un passage vulnérable aux tensions internationales.
Cependant, le port de Gwadar illustre aussi les limites du “collier de perles”. Malgré des investissements conséquents, son développement a été entravé par des retards, une instabilité locale et un manque d’attrait pour les investisseurs privés. Loin du “Shenzhen pakistanais” promis, Gwadar peine encore à s’imposer comme un hub maritime incontournable.
Mais la stratégie chinoise ne s’arrête pas là. Elle s’étend également aux infrastructures logistiques terrestres, avec des corridors économiques connectant ces ports à l’intérieur du continent asiatique, renforçant ainsi leur rôle dans les nouvelles routes de la soie.
Le « dilemme de Malacca »
Toutefois sa dépendance au détroit de Malacca, un passage maritime clé entre l’océan Indien et la mer de Chine méridionale, montre sa vulnérabilité. Plus de 60 % des importations chinoises de pétrole transitent par ce corridor étroit, exposé aux tensions régionales et aux risques de blocus en cas de conflit.
Conscient de cette faiblesse, Pékin cherche activement des alternatives. D’une part, en renforçant sa présence dans d’autres passages stratégiques comme le canal de Panama, où des entreprises chinoises détiennent des terminaux portuaires aux deux extrémités. D’autre part, en multipliant les corridors terrestres et ferroviaires pour relier directement l’Asie centrale, l’Europe et le Moyen-Orient.
La construction d’oléoducs et de gazoducs via la Birmanie, le Kazakhstan et la Russie fait partie de cette stratégie, tout comme le développement du corridor Chine-Pakistan, qui permettrait d’acheminer du pétrole du golfe Persique via Gwadar plutôt que par Malacca.
Une militarisation déguisée des infrastructures portuaires
Derrière l’expansion commerciale chinoise se cache une réalité plus troublante : la porosité croissante entre les infrastructures civiles et les objectifs militaires de Pékin.
L’Armée populaire de libération (APL) a intégré la logistique maritime chinoise dans sa stratégie globale. Cosco et d’autres entreprises du secteur sont accusées de collaborer avec la défense chinoise, en mettant à disposition des navires commerciaux pour des opérations militaires et en facilitant le déploiement de forces navales sous couvert d’activités commerciales. Cette imbrication a poussé l’administration Biden à placer Cosco et CIMC (le leader mondial des conteneurs) sous surveillance renforcée début 2025.
Le port de Djibouti, officiellement une infrastructure commerciale chinoise, est aussi devenu la première base militaire permanente de Pékin à l’étranger. Construit dans un couloir maritime stratégique, ce port accueille non seulement des navires de commerce mais aussi des destroyers et des forces spéciales chinoises. Un modèle similaire semble émerger à Chancay, au Pérou, où les États-Unis soupçonnent Pékin de vouloir établir une présence militaire déguisée en hub commercial.
Par ailleurs, la cybersécurité des ports contrôlés par la Chine est un sujet d’inquiétude. Ces infrastructures, de plus en plus numérisées, sont vulnérables à des risques de sabotage ou d’espionnage. La possibilité que des entreprises chinoises utilisent ces ports comme points d’accès aux données sensibles renforce la méfiance des gouvernements occidentaux.
Une confrontation ouverte avec les États-Unis et l’Inde
Face à cette montée en puissance, les grandes puissances rivales de la Chine réagissent.
Aux États-Unis, l’administration Biden a renforcé sa vigilance sur les activités de Cosco et de ses filiales. Après avoir contraint l’entreprise chinoise à revendre le terminal de Long Beach en 2019, Washington surveille de près les implantations de Cosco dans des ports stratégiques comme Panama et Chancay. Le canal de Panama, où Pékin détient des concessions d’exploitation, est désormais perçu comme un enjeu de sécurité nationale pour les États-Unis, qui pourraient chercher à limiter cette influence dans les années à venir. C’est aussi une raison pour laquelle Trump souhaite acquérir ce canal.
L’Inde, quant à elle, voit d’un très mauvais œil l’expansion chinoise dans l’océan Indien, qu’elle considère comme sa zone d’influence naturelle. La présence de Pékin à Hambantota (Sri Lanka) et à Gwadar (Pakistan) est perçue comme une tentative d’encerclement de l’Inde, dans une rivalité qui ne cesse de s’intensifier. New Delhi a renforcé sa coopération militaire avec les États-Unis, l’Australie et le Japon dans le cadre du Quad, une alliance destinée à contrer la montée en puissance chinoise en Asie-Pacifique.
En toile de fond, c’est un nouvel ordre maritime multipolaire qui se dessine. Pendant des décennies, les États-Unis ont assuré la sécurité des grandes routes commerciales mondiales. Aujourd’hui, la Chine remet en cause cette suprématie en imposant son propre réseau portuaire, modifiant en profondeur l’équilibre du commerce maritime et des rapports de force internationaux.