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Publicité du livre de Bardella : neutralité, censure ou manipulation ?

Le 9 novembre est sorti Ce que je cherche, le livre de Jordan Bardella, président du Rassemblement National, dont la promotion a été refusée dans les gares et métros parisiens par Médiatransports, au nom de la neutralité politique. Ce choix, salué par certains syndicats mais dénoncé par le RN comme une censure, relance le débat sur les limites de la liberté d’expression dans l’espace public.

Médiatransports, société en charge de la régie publicitaire des gares et du métro parisien, a invoqué son devoir de neutralité, soulignant que son refus d’afficher la publicité s’inscrit dans les règles de la loi de 2021 sur le respect des principes de la République. Ce cadre impose une stricte neutralité politique et religieuse aux services publics et à leurs partenaires. La campagne prévoyait un peu plus de 500 affichages dans plusieurs gares en France, en plusieurs vagues, à partir de fin novembre. Le syndicat SUD-Rail, appuyé par la CGT, s’est félicité de cette décision, qualifiant l’attitude de Médiatransports de « salutaire ». La CGT a même estimé que le refus du livre de Bardella constitue une « victoire » contre un parti qu’elle considère comme contraire à certaines valeurs de la République.

Cette célébration de la « neutralité » a aussitôt été taxée d’hypocrisie par les membres du RN. Laurent Jacobelli, député RN, a accusé la SNCF de céder à la pression « de l’extrême gauche syndicale », dénonçant ce qu’il décrit comme un climat de censure qui brimerait les opinions politiques de droite. Selon Jacobelli, la décision de Médiatransports relèverait plus de la censure déguisée que de la véritable neutralité.

Jordan Bardella n’a pas tardé à s’exprimer également sur X. “Des syndicalistes d’extrême gauche, en faisant pression sur la direction de la SNCF qui s’est soumise, ont réussi à faire annuler la promotion de mon livre dans les gares” suivit d’un appel à ne pas laisser la censure gagner.

Mais pourquoi Médiatransports à vraiment refusé ce contrat ?

Le refus de Médiatransports de promouvoir Ce que je cherche s’inscrit dans une tradition de vigilance face aux campagnes sensibles ou à caractère politique. En tant que régie publicitaire de la SNCF et de la RATP, Médiatransports se conforme à une charte, interdisant les messages publicitaires à connotation politique ou religieuse pour préserver une neutralité indispensable dans les services publics.

Selon Médiatransports, l’ouvrage de Bardella pose problème en raison de sa nature hybride : il s’agit à la fois d’une autobiographie et d’un essai politique rédigé par un dirigeant politique en poste, un cas de figure incompatible avec les règles de neutralité qui s’imposent à l’entreprise. C’est ce qui le distingue des ouvrages d’anciens responsables politiques comme Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal, promus alors qu’ils n’étaient plus en fonction.

Médiatransports a appliqué cette logique dans plusieurs cas, refusant de diffuser des messages perçus comme politisés ou potentiellement polémiques. Par exemple, en 2020, une campagne de Greenpeace dénonçant l’inaction climatique des présidents Sarkozy, Hollande et Macron avait été jugée trop controversée, et en 2015, une publicité de soutien aux chrétiens d’Orient avait brièvement été suspendue avant d’être rétablie. Ces exemples révèlent une ligne éditoriale rigoureuse qui tente d’éviter tout trouble à l’ordre public et de se conformer aux exigences légales de respect de la neutralité et des bonnes mœurs, au prix parfois de décisions jugées excessives par certains.

La charte de Médiatransports se veut aussi attentive aux règles de décence et de respect de la dignité humaine. En 2010, par exemple, une campagne pour l’album de Damien Saez avait été interdite en raison de sa pochette montrant une femme nue dans un caddy de supermarché, image jugée dégradante pour l’image des femmes. La charte de la régie impose que toute publicité respecte les bonnes mœurs, une notion interprétée strictement dans les cas où l’image ou le message pourrait heurter le public.

Les libraires indépendants, otages d’une stratégie de promotion ambiguë

Mais l’épine ne s’arrête pas à l’espace public des gares, elle s’étend aux librairies. La maison d’édition Fayard, en charge de la publication du livre de Bardella, a en effet choisi une stratégie promotionnelle controversée en incitant les libraires à commander anonymement l’ouvrage, qu’ils ont découvert être une autobiographie politique après réception. Ce « piège éditorial », dénoncé par de nombreux libraires, a suscité un malaise chez plusieurs d’entre eux, certains annonçant leur refus de vendre le livre en raison de la divergence entre leurs valeurs et celles de Bardella.

Ce choix éditorial met en lumière un autre débat : la liberté des libraires face aux ouvrages controversés. Certains professionnels de la librairie considèrent leur métier comme une mission d’intérêt public qui les obligerait à représenter toute la diversité des opinions. D’autres revendiquent le droit de refuser des ouvrages dont les opinions heurtent leurs convictions, affirmant leur rôle non pas uniquement de commerçants, mais de « passeurs de culture » capables de décider ce qui mérite d’être mis en avant.

L’espace public en France : entre neutralité et liberté d’expression

Au total, le refus de promouvoir le livre de Jordan Bardella s’inscrit dans une tradition d’application stricte des règles de neutralité, une position qui vise à éviter toute polémique ou confusion dans l’espace public des transports, où la régie estime que la publicité doit rester consensuelle. En revanche, ce cadre rigoureux, régulièrement invoqué par Médiatransports, suscite des critiques lorsqu’il touche des personnalités politiques en activité, soulevant des questions sensibles autour de la liberté d’expression et de l’équilibre entre neutralité et censure. L’éditeur Fayard a d’ailleurs fait savoir qu’il attaquait Médiatransports en justice. À noter que Vincent Bolloré, le milliardaire français, détient désormais la maison d’édition Fayard, un pilier de l’édition française. Depuis son rachat par le groupe Vivendi, Fayard subit une transformation notable, suivant un modèle déjà appliqué aux médias appartenant à Bolloré. Parallèlement, il continue d’étendre son influence politique à travers son empire médiatique, qui inclut Canal+, le Journal du Dimanche, Europe 1, CNEWS et C8. Ces médias, marqués par une orientation conservatrice, accueillent régulièrement des figures comme Éric Zemmour ou Jordan Bardella, diffusant des messages critiques sur des sujets comme l’immigration, l’avortement, et le « grand remplacement. »

Au-delà de la polémique sur Ce que je cherche, cette affaire interroge les limites de la neutralité et l’exercice de la liberté d’expression dans un pays où les tensions politiques se cristallisent de plus en plus dans l’espace public.

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