Entre janvier et août 2025, les préfectures ont multipliées les arrêtés d’interdiction : Ardèche, Haute-Saône, Hérault, Lozère, tous les départements serrent la vis. Dans l’Hérault, 17 raves illégales en 2024 contre 47 l’année précédente.
Le 19 juillet dernier, aux Vieilles Charrues, Martin Solveig fermait un chapitre de 25 ans de carrière devant 70 000 spectateurs sous une pluie battante. « Je suis juste venu dire bonjour », scandait une dernière fois le refrain de son tube planétaire Hello. Mais dans les champs de la Drôme, quelques semaines plus tard, d’autres « bonjours » résonnaient : ceux de plus de 1 200 personnes venues défier l’autorité républicaine dans une zone naturelle protégée. Ironique coïncidence que cette retraite d’un ambassadeur de la musique électronique légale au moment même où la France connaît une recrudescence des rassemblements illégaux qui interrogent notre rapport à la fête, à la jeunesse et à l’ordre public. Derrière les décibels et la répression se cache un phénomène social majeur que l’État peine à appréhender
Il y a six ans, Steve Maia Caniço, 24 ans, animateur périscolaire amateur de techno, tombait dans la Loire lors d’une intervention policière pendant la Fête de la musique à Nantes. « Ne sachant pas nager, le jeune homme s’est bien noyé en tombant dans la Loire, aveuglé par les gaz lacrymogènes dans la panique des coups de matraque », reconnaîtra finalement le parquet après deux ans de bataille judiciaire. Cette mort a cristallisé les tensions entre forces de l’ordre et communauté festive. Deux ans plus tard, une free party organisée en hommage à Steve près de Redon tournait au drame. Les gendarmes ont mutilé un jeune d’une main arrachée. « Pendant sept heures d’affilée, les forces de l’ordre ont lancé des grenades sur des jeunes, dans des conditions extrêmement dangereuses, en pleine nuit, sans visibilité », dénoncera Amnesty International.
Ces « bavures » ne sont pas des accidents isolés. Dans le Lot en mai dernier, 10 000 participants, 400 policiers mobilisés, plus de 90 personnes prises en charge pour des symptômes liés aux stupéfiants. En Ille-et-Vilaine en novembre, des heurts entre teufeurs et riverains font 15 blessés. Le schéma se répète : occupation illégale, déploiement massif des forces de l’ordre, escalade de la violence.
L’hypocrisie d’une répression de classe
« Ces rassemblements illicites ne sont pas les bienvenus dans l’Hérault », martèle le préfet, dénonçant des événements qui « irritent l’ensemble de la population à l’exception de ceux qui y participent ». Derrière cette rhétorique se cache une réalité sociologique que les pouvoirs publics refusent d’admettre : les free parties sont devenues l’un des derniers espaces d’expression d’une jeunesse populaire et précaire que la société française marginalise.
Née en Angleterre dans les entrepôts désaffectés de l’ère Thatcher, la culture rave s’est toujours construite contre l’ordre établi. Ces fêtes promeuvent une idéologie et des valeurs de liberté, de partage et d’autogestion, relayant des messages politiques forts et engagés. En France, depuis la première free party de Beauvais en 1993, ce mouvement rassemble des dizaines de milliers de jeunes autour de valeurs d’égalité et de gratuité que le marché de la nuit institutionnelle a depuis longtemps abandonnées. Depuis la circulaire Pasqua de 1995 déclarant la guerre aux « situations à hauts risques », puis l’amendement Mariani de 2001 autorisant la saisie du matériel, la stratégie n’a cessé de se durcir. Au lieu d’y mettre un frein, elle a dynamisé le mouvement : martyrisées de la sorte, les free parties sont apparues comme LE mouvement contre-culturel des années 2000. De 4 000 événements annuels estimés dans les années 2000 à plus de 120 rassemblements recensés en Île-de-France entre 2012 et 2016, la répression a échoué à endiguer le phénomène.
Les vrais risques occultés par l’idéologie sécuritaire
Pendant que les préfets dénoncent les « troubles à l’ordre public », les vrais problèmes sont ailleurs. Sur les 90 personnes prises en charge lors de la rave du Lot, la plupart souffraient d’overdoses. Dans la Drôme, 71 amendes pour stupéfiants, 29 conduites sous influence. Ces chiffres révèlent moins une criminalité inhérente aux raves qu’un problème de santé publique que la clandestinité aggrave. « 27 630 personnes rencontrées dont 20 088 ligériens” : c’est le bilan de l’association Techno+ en 2012, qui distribue kits d’injection, préservatifs, bouchons d’oreilles et informations de réduction des risques. Mais ces actions de prévention, menées par des associations spécialisées, ne peuvent s’épanouir que dans la légalité. En criminalisant les raves, l’État prive les participants des dispositifs de protection sanitaire et sociale qui fonctionnent dans les festivals autorisés. L’argument environnemental, brandi par tous les préfets, masque lui aussi une hypocrisie. Dans le Lot, 25 tonnes de déchets après une rave de 10 000 personnes : soit 2,5 kg par participant, moins qu’un festival commercial classique.
La nouvelle proposition de loi déposée en mars par des députés d’Ensemble et Horizons révèle l’intention réelle du pouvoir : « Les sanctions envisagées comprennent jusqu’à six mois d’emprisonnement et une amende de 5 000 euros, remplaçant l’amende actuelle de 1 500 euros ». Plus grave, elle étend la responsabilité pénale aux simples participants, transformant le transport de matériel de son ou la gestion d’un stand de restauration en délit passible de prison. Cette escalade répressive s’inscrit dans un contexte plus large de criminalisation de la jeunesse populaire. L’association Technopol dénonce justement « une atteinte grave à la liberté de réunion » et rappelle les violences policières subies : « la noyade de Steve Maia Caniço en juin 2019 à Nantes après une charge policière lors de la Fête de la Musique, l’intervention violente des forces de l’ordre lors d’une free-party à Lieuron pour le Nouvel An 2021, ou encore l’assaut militarisé contre la free-party de Redon ». Cette brutalité révèle la véritable nature du conflit : il ne s’agit pas de maintenir l’ordre mais d’empêcher l’émergence d’une alternative sociale. Comme l’ont montré les manifestations techno contre la loi sécurité globale, les raves deviennent naturellement des espaces de politisation et de résistance.
L’impasse d’une politique du tout-répressif
Face à ce constat d’échec, les autorités s’enferment dans l’escalade. « Le préfet d’Ille-et-Vilaine réprouve les comportements irresponsables et dangereux ayant contribué à compromettre la sécurité publique », déclare Amaury de Saint-Quentin après les violences de Brie. « L’État ne doit pas laisser passer », renchérit son collègue de l’Hérault. Même discours du côté des élus : « Ces rassemblements illicites ne sont pas de simples fêtes improvisées. Ils sont le symbole préoccupant d’un contournement délibéré de l’autorité républicaine », s’insurge le sénateur Stéphane Demilly. Mais cette rhétorique martiale cache un aveu d’impuissance. Malgré des moyens considérables, 125 gendarmes dans la Drôme, 400 policiers dans le Lot, l’État ne parvient qu’à déplacer le problème. « On déplace le problème, mais on ne le règle pas », reconnaît lucidement Daniel Vidal, maire de Murat-sur-Vèbre.
Pire, la répression aggrave les risques qu’elle prétend combattre. En poussant les organisateurs vers toujours plus de clandestinité, elle rend impossible tout dialogue sur les conditions de sécurité. En interdisant les grands rassemblements déclarés comme les teknivals, elle multiplie les petites raves sauvages plus difficiles à encadrer. En criminalisant les participants, elle brise les solidarités qui permettent l’entraide et la prévention. L’exemple britannique devrait pourtant nous éclairer. Après avoir durci sa législation avec le Criminal Justice Act de 1994, le Royaume-Uni a vu se développer une industrie de la clubbing qui a fini par récupérer et stériliser la culture rave. Résultat : la Grande-Bretagne perd aujourd’hui 400 clubs en cinq ans tandis que les free parties renaissent dans la clandestinité.
La France dispose d’atouts pour éviter cette impasse. Nos associations de réduction des risques sont reconnues mondialement. Nos équipements culturels permettraient d’accueillir une partie de la demande festive. Notre tradition de service public pourrait encadrer ces événements sans les dénaturer.Mais cela supposerait d’abandonner la logique punitive pour une approche de santé publique. Autoriser des espaces de fête libres et gratuits. Former les forces de l’ordre à la désescalade. Financer la prévention plutôt que la répression. Reconnaître enfin que derrière les « troubles à l’ordre public » se cache une jeunesse qui ne demande qu’à danser. Car quand Martin Solveig chantait « Hello, je suis juste venu dire bonjour », il exprimait la simplicité d’un désir universel : celui de se retrouver, de partager, de faire communauté. Les teufeurs ne disent pas autre chose quand ils investissent un champ au petit matin. La tragédie, c’est qu’en 2025, il faille encore le faire dans l’illégalité et sous les grenades lacrymogènes.