Depuis le 25 mars, le musée d’Orsay accueille, au sein de son havre, le raz-de-marée norvégien du XIXe siècle du nom de Christian Krohg, peintre, auteur et journaliste qui se revendique du naturalisme et du progrès social pour tous.
Les remous des mers nordiques… Des bâteaux de pêche naviguent dans ces eaux tumultueuses. Un marin, vêtu de son ciré jaune usé par les années, crie : « Bâbord ! » à son capitaine. Le bâtiment chavire violemment à droite, soulevé par les vagues, par un temps particulièrement mauvais, le ciel gris nous mettant sur la piste de l’orage. Tout, de l’ancre noire posée au sol, aux plis du manteau du marin en passant par son expression s’apprêtant à crier le titre du tableau, montre un grand souci du détail. Le cadrage est rapproché, il implique presque physiquement l’observateur, c’est à se demander si Krohg n’était pas sur l’embarcation à ce moment-là. La mine du personnage montre une certaine sérénité face à cette situation, ses yeux laissent passer une forme d’éclair, de scintillement, une lueur qui vient contraster avec la face ridée, rugueuse du pêcheur qui indique l’expérience, le temps venu tailler le visage de cet homme.
Dans La barre sous le vent, Krohg peint un marin, en ciré jaune, sortant de cabine pour prendre la barre et diriger sa voile. Son regard est un mélange de concentration et d’inquiétude, il semble indiquer un danger imminent, une collision ou une vague. Les flots sont agités, le bateau tangue violemment vers la droite pendant que l’homme tient fermement la barre de son voilier et la corde. Son visage est rougi par l’effort et le froid, il fait de son mieux pour se sortir de cette situation. Une vision élargie de ce tableau montre qu’un autre bateau s’approche dangereusement de la coque du premier. Le cadre rapproché rétrécit notre compréhension de l’événement, il laisse l’observateur dans l’attente, dans la panique presque. Cette prise de vue exacerbe une tension, tension qui laisse en suspens la vie de ce marin. Le tableau montre le danger, le fait ressentir et prépare presque la scène ci-dessous.
Pour terminer cette section, Un homme à la mer. Le plan est encore une fois très rapproché, un marin tout de brun vêtu s’apprête à jeter une bouée à la mer. L’action est dessinée de telle sorte qu’on a l’impression de donner directement l’objet au sauveteur. La posture de ce dernier le présente à contresens du mouvement naturel, il lutte contre les éléments pour préserver la vie qu’ils s’apprêtent à prendre. L’eau est sombre, presque noire, elle est la Mort qui guette sa prochaine victime. Le bateau, lui, semble encore une fois soulevé par les flots, le pont fait vaciller le marin, le forçant à s’accrocher à la rambarde. Ce tableau, en plus des autres, vient décrire toute la difficulté du métier de pêcheur, cette soumission de l’homme à la Nature, à la mer. Et c’est là tout le propos du naturalisme, qu’il soit littéraire ou pictural : montrer, décrire l’homme dans toutes ses difficultés, à chaque instant de sa vie.
La Bohème de Kristiania, le naturalisme au service de la société
La Norvège voit, à la fin du XIXe siècle, un mouvement se créer autour des grandes personnalités culturelles du pays. Ce mouvement se veut anticonformiste, contre la bourgeoisie norvégienne hypocrite. Il ramène dans le débat les questions jusque-là inexistantes que sont la pauvreté urbaine, la prostitution, le droit des femmes et la religion. Certains allaient même jusqu’à défendre l’idée de la liberté sexuelle des femmes. Christian Krohg représentera certaines des grandes figures du mouvement, à commencer par sa femme Oda Krohg, qu’il représente dans une tenue colorée (un haut rouge et une jupe longue bleue), légère, chatoyante, au moins autant que le sourire de la jeune femme. Sa posture la dépeint comme une femme énergique, dynamique, libre et affirmée. Elle est, elle aussi peintre, elle s’exprime elle aussi à travers l’image et les couleurs dans un milieu largement dominé par des figures masculines. Le peintre a également travaillé sur le portrait du rédacteur en chef Ola Thommessen. Il nous montre un jeune homme, en costume qui rappelle les dandys de l’époque avec son costume noir, sa longue redingote et son haut-de-forme. Il est dans une posture active, déterminée, droite. Cet homme s’est notamment illustré par sa défense d’Albertine, le roman de Christian Krohg. L’œuvre, une fois parue, est immédiatement saisie et censurée. Ola Thommessen s’emploie alors à republier, dans les colonnes de son journal, les passages retirés par le ministère de la Justice norvégien.
Le roman d’ailleurs fait l’objet d’une de ses peintures les plus fameuses et ratifie son engagement pour les sujets sociaux. Cette nouvelle section, l’avant-dernière, aborde la société dans sa réalité la plus basse, la plus vraie, la plus personnelle parfois. Elle commence par un tableau édifiant, celui de la Jeune fille malade. On y voit une fillette, pâle de peau, d’une pâleur presque cadavérique. Elle est assise dans une grande chaise rembourrée, ses jambes sont couvertes par une couverture blanche en laine. Les mains pâles, bleuies par la maladie, traduisent la gravité de l’état de santé, la rose fanée nous fait penser que l’enfant est déjà aux portes de la mort.
Ce tableau sans concessions sert à introduire le sujet social de son art. La peinture qui suit montre La lutte pour l’existence. Massée à la gauche du tableau, une foule quémandant un morceau de pain tendu par une main à la fenêtre. Des femmes et des enfants constituent cette foule, la société norvégienne n’est plus capable de subvenir aux besoins de ses membres les plus vulnérables. Un enfant est coincé entre le mur et la foule, pressé par les autres tant le besoin, le manque est palpable, son regard direct vers le spectateur semble appeler ce dernier à l’aide pour sortir de cette masse. Les derniers des plaignants semblent tous regarder vers le ciel, peut-être en quête d’espoir. Cette densification au premier plan à gauche vient contraster avec le reste du décor qui est vide à l’exception de trois personnes en fond.
La figure de la prostitution, grand combat de Christian Krohg
Cette section se termine par plusieurs représentations de femmes endormies, des couturières devant leurs outils de couture. La figure de cette femme est très importante dans l’oeuvre de Krohg, elle est même structurante, puisque c’est à partir de cette figure que le peintre écrit et dessine le personnage d’Albertine, le personnage principal de son roman éponyme. L’auteur raconte dans ce livre le destin d’une couturière qui, après avoir été violée par un gendarme, tombe progressivement dans la spirale destructrice de la prostitution.
Dans Couturière et Fatiguée, Christian Krohg représente deux femmes, assoupies sur leur chaise de travail. Épuisées par la tâche, les deux ont une posture lâche, bras vers le sol, tête penchée vers la droite. En regardant ces tableaux, on ressent immédiatement cette forme de pression du poids de la profession entraînant ces femmes au sol, éreintées par un métier qui ne rapporte pas grand-chose. L’aspect sombre de ces peintures alimente encore un peu plus la noirceur de leur destin, les visages paisibles qu’elles montrent sont le seul instant de la journée où elles peuvent se reposer, se détendre, le seul moment où ces femmes sont elles, où elles ne sont pas couturières. L’on ressent aussi peser sur ces femmes le poids de toute une société qui les juge constamment, il est courant de dire à cette époque que la besogne de couturière est le premier pas de ces femmes vers la prostitution.
Pour aller avec son roman, Christian Krohg peint Albertine dans la salle d’attente du médecin légiste. Ce tableau est l’un des épisodes les plus importants du roman puisque, après son viol, elle est conduite chez le médecin de police pour un examen, une procédure obligatoire pour les prostituées afin d’éviter la propagation de maladie vénérienne. La jeune femme est montrée dans ce tableau comme désespérée, humiliée par une institution qui a piétiné sa dignité. L’image est frappante, les bras sont le long du corps, comme inertes, les vêtements sont sombres, presque noirs.
Une dizaine d’autres femmes sont représentées sur ce tableau, toutes des prostituées attendant le médecin de police ; leurs expressions montrent une certaine curiosité face à la situation nouvelle d’Albertine ; l’une d’entre elles, au premier plan, regarde directement l’observateur, ce qui fait ressurgir les souvenirs de l’Olympia de Manet. Ce regard semble accusateur, il nous place dans un rôle d’intrus, comme s’il nous demandait de partir. L’observateur n’a pas à voir cette scène intime, aussi bien physiquement que psychologiquement. La porte du bureau du médecin fait alors effet de barrière, la dernière qui protège un tant soi peu cette conception, cette valeur.
Peindre la famille, montrer l’amour
Il faut prendre cette dernière section comme le pendant de la peinture sociale. Krohg veut ici montrer que la cellule familiale est l’exemple de la société parfaite dans sa capacité à prendre soin des plus vulnérables. C’est pour cela que Krohg se rend tout au nord de la Norvège avec sa femme pour peindre la famille Gaihede, une maison de pêcheur. Le père sert notamment de modèle pour ses représentations de pêcheurs. C’est notamment le cas avec Niel Gaihede et le petit Sophus. Le petit enfant dort dans son lit, paisiblement, pendant que le père le regarde avec tendresse et s’apprête à lui caresser le visage de sa main rugueuse, usée par le temps. Niels est un homme assez rude de visage, on le croirait brusque, insensible, mais il se révèle ici être un père aimant. Cela vient nuancer cette vision que la société de l’époque attribue au père, celle d’un homme autoritaire, sec, froid, qui se pose en chef de famille plus que comme un véritable père.
Krohg en profite pour présenter la maternité dans toute son affection, notamment à travers la Mère endormie avec enfant. Ce tableau nous donne un cadre tout à fait intimiste, très rapproché de son sujet, comme si nous étions dans la pièce. Dans une petite chambre éclairée par la lumière du jour, une mère endormie, agenouillée à côté de son enfant en train lui aussi de se reposer. La mère tient le lit de son fils comme si elle ne voulait pas le laisser partir pendant son sommeil, pour assurer au bambin qu’il y a une présence maternelle derrière lui. À gauche, un bol à demi rempli d’une bouillie. Elle était en train de nourrir son enfant avant de s’endormir, les mouches commencent à se rassembler autour des victuailles. L’instant pris sur le vif donne l’impression d’une photographie.
Christian Krohg a peint aussi sa propre famille pour montrer cette sollicitude qui caractérise la cellule familiale. Dans le bain, montre la famille Krohg dans son entièreté en train de donner le bain au dernier né de la famille.Tout et tous respirent la joie, les couleurs sont chatoyantes, la lumière du soleil illumine la pièce pendant que les sourires éclairent les visages de chacun des personnages du tableau. C’est, là aussi, une façon de briser l’image traditionnelle de la famille, un environnement strict où les parents s’appliquent à tenir un rôle d’autorité et d’amour. Ce tableau est l’un des meilleurs exemples du mouvement pictural du naturalisme, il ne montre pas la société et ses codes, il montre la nature de ses acteurs, la vérité spirituelle de leur être, l’amour qui réside en chacun d’eux. C’est une exaltation du vrai, de l’honnêteté intellectuelle et sentimentale. Christian Krohg montre la vie tout comme Emile Zola l’écrit.