Pour la première fois depuis deux décennies, le Mouvement vers le socialisme (MAS), fondé par Evo Morales, a été écarté du second tour de l’élection présidentielle en Bolivie. Le scrutin du 17 août, marqué par un rejet massif du pouvoir sortant et une crise économique aiguë, a propulsé deux figures de la droite au second tour prévu le 19 octobre.
La présidentielle en Bolivie du 17 août a confirmé un basculement historique. Depuis près de vingt ans, le Mouvement vers le socialisme (MAS) dominait sans partage la vie politique. Mais la crise économique, les divisions internes et le désenchantement populaire ont fait voler en éclats cette hégémonie.
Selon les résultats du Tribunal suprême électoral (TSE), le sénateur centriste Rodrigo Paz est arrivé en tête avec 32,1 % des suffrages, suivi par l’ancien président Jorge « Tuto » Quiroga, qui recueille 26,8 % des voix. Le millionnaire Samuel Doria Medina, donné favori par les sondages, n’obtient que 19,8 %. Les candidats de gauche, eux, peinent à exister : le socialiste Andronico Rodriguez atteint 8,2 %, tandis que le représentant officiel du MAS, Eduardo del Castillo, se contente de 3,1 %.
Le président sortant, Luis Arce, ancien ministre de l’économie d’Evo Morales et aujourd’hui son rival, avait renoncé à briguer un second mandat. L’impasse économique et les tensions au sein du parti l’avaient affaibli, laissant le MAS sans véritable leader pour cette échéance.
Une crise économique profonde
L’ampleur du revers de la gauche s’explique d’abord par la détérioration de la situation économique. Depuis la chute des revenus gaziers en 2017, la Bolivie fait face à une pénurie chronique de dollars et de carburants. L’inflation, proche de 25 % par an, atteint son plus haut niveau depuis dix-sept ans.
Cette crise a frappé durement les ménages, notamment les classes populaires autrefois bénéficiaires des programmes sociaux du MAS. « Même les secteurs historiquement fidèles à Evo Morales expriment désormais un profond désenchantement », résume un politologue bolivien cité par la presse locale.
Dans ce climat, une partie des électeurs a choisi le vote blanc ou nul, encouragé par Evo Morales lui-même, qui affirmait que le scrutin était « sans légitimité ». Selon les observateurs, environ 34 % des électeurs étaient indécis à la veille du vote.

Evo Morales, figure centrale mais affaiblie
Bien qu’évincé de la course présidentielle, Evo Morales reste un acteur incontournable. Premier président indigène de Bolivie (2006-2019), il conserve des soutiens solides dans le Chapare et certaines zones rurales. Mais il fait désormais face à de nombreuses procédures judiciaires.
En mai, la justice a rétabli un mandat d’arrêt pour « traite » de mineure, dans une affaire concernant une relation supposée avec une adolescente en 2015. Morales dénonce une « persécution judiciaire » et se retranche dans son fief, échappant à toute arrestation.
Son ambition de revenir au pouvoir a été brisée fin 2024, lorsque la Cour constitutionnelle a confirmé l’interdiction d’exercer plus de deux mandats présidentiels. Morales avait déjà été contraint à la démission en 2019, à la suite d’accusations de fraude électorale.
La fracture entre Morales et Luis Arce a contribué à la déroute du MAS, accentuant le sentiment d’un parti divisé, miné par les accusations de corruption et de gestion « caudilliste ».
Rodrigo Paz et Jorge Quiroga, deux visions de l’avenir
Le second tour opposera deux figures issues de la droite, mais porteurs de visions distinctes.
Rodrigo Paz, 57 ans, économiste et fils de l’ancien président Jaime Paz Zamora, a mené une campagne austère, centrée sur la lutte contre la corruption et la baisse des impôts. Il propose des crédits accessibles pour les classes moyennes, une réforme fiscale et un « capitalisme pour tous ». Hostile à tout recours au FMI, il affirme que « l’argent du pays suffit pour relancer l’économie ». Sa popularité doit beaucoup à son colistier, Edman Lara, ex-commandant de police aux positions anticorruption.
Face à lui, Jorge « Tuto » Quiroga, 65 ans, incarne la droite traditionnelle et technocratique. Ancien président par intérim (2001-2002), il prône une ouverture des marchés et la signature d’accords de libre-échange avec l’Asie et l’Europe. Ses priorités incluent la réduction du déficit budgétaire, la privatisation d’entreprises publiques et l’adoption d’une nouvelle Constitution. Contrairement à Paz, il plaide pour un recours au FMI, qu’il compare à un « dentiste » indispensable en période de crise.
Tous deux convergent sur un point : la nécessité de fermer les entreprises publiques jugées « inutiles » et de miser sur les ressources stratégiques, en particulier les hydrocarbures et le lithium.
Le Parlement, un autre enjeu décisif
Au-delà de la présidence, le scrutin du 17 août a également renouvelé le Parlement bicaméral. L’Assemblée législative plurinational, composée de la Chambre des députés (130 sièges) et du Sénat (36 sièges), joue un rôle central dans l’équilibre institutionnel bolivien.
Selon les projections, aucun camp ne devrait obtenir une majorité absolue. Le MAS, en net recul, perd une grande partie de son influence parlementaire. Rodrigo Paz et Jorge Quiroga devront donc composer avec des forces politiques fragmentées, ce qui laisse présager des alliances fragiles et des négociations complexes.
Le risque d’un blocage institutionnel est réel. Si le président élu ne parvient pas à construire une majorité stable, la gouvernabilité du pays pourrait être compromise, accentuant l’instabilité dans un contexte économique déjà tendu.
Les divisions sociales en toile de fond
La présidentielle en Bolivie a mis en lumière une polarisation sociale persistante. Le soutien à Evo Morales demeure fort dans les zones rurales et indigènes, alors que les grandes villes, notamment La Paz, Santa Cruz et Cochabamba, ont plébiscité les candidats de droite.
Sous la présidence Morales, la Constitution de 2009 avait reconnu la diversité du pays, instituant un État plurinational qui garantissait des droits nouveaux aux 36 ethnies reconnues. Le retour de figures libérales ou conservatrices au pouvoir suscite donc des inquiétudes dans ces communautés, qui redoutent une remise en cause des acquis et un retour à une vision centralisée de la République.
« Pour nous, il s’agit de défendre la terre et nos droits collectifs », déclare une représentante d’une organisation paysanne, citée par la presse locale. Mais beaucoup d’organisations sociales, autrefois piliers du MAS, ont cette fois refusé de donner une consigne de vote, laissant leurs membres libres d’exprimer leur désenchantement dans les urnes.
La campagne vers le 19 octobre s’annonce tendue. Plus de 7,5 millions de Boliviens seront de nouveau appelés aux urnes, le vote obligatoire renforçant la participation même dans un climat de désillusion. L’enjeu ne se limite pas au choix d’un président : il s’agit aussi de définir quel modèle économique et institutionnel guidera la Bolivie dans les prochaines années.
Si Rodrigo Paz mise sur une image modérée et rassembleuse, Jorge Quiroga se présente comme l’homme d’expérience capable de « sauver » l’économie. Mais dans un pays fracturé, l’adhésion populaire pourrait se révéler limitée, et la victoire de l’un ou l’autre risque d’être fragile.