« Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui », quand l’art palestinien donne de la voix

En 2022, Abdellatif Laâbi et Yassin Adnan publient une anthologie de poèmes palestiniens contemporains. Entre hymnes à la vie, détresse psychologique et désir d’émancipation, ce sont les voix de vingt-sept femmes et d’hommes que l’on entend s’exprimer sur leur quotidien et la menace apatride constante qui pèse sur leur destin.

Dans une petite librairie du XVe, dans la section « Poésie », se trouve un petit bouquin à la tranche rouge. Coincé entre l’étagère et une édition Gallimard des poèmes d’Anna Akhmatova, il ne demande qu’à être délogé, à être lu. La couverture est on ne peut plus claire : le drapeau palestinien, le titre Poésie Palestinienne et le nom des traducteurs des textes en tout petit. Cette première de couverture n’est que le reflet de tout ce livre, l’honneur est laissé aux voix de ces femmes, de ces hommes meurtris. Toutes les personnes présentes dans ce recueil ont été actives dans les années 2000 et ont vécu la misère, la faim, la soif. Certains ont réussi à partir en Europe, en Amérique ou dans des pays frontaliers. Ces exilés se sont munis de leurs plumes pour laisser entendre leur voix, pour faire sortir de l’enclave les cris d’un peuple qui, aujourd’hui, est plus que jamais menacé dans son existence même. Voici le soubresaut d’une culture meurtrie, piétinée, ignorée mais vivante.

Maternité, culpabilité et souvenir

« Sur la découverte de la terre et la vérité de sa rotondité ». Voilà l’ouverture du recueil. Rajaa Ghanim fait entrer le lecteur dans le livre par une exploration, une découverte, celle de son corps. La femme est ici dépeinte comme Gaïa, la Terre, la nourricière, l’allégorie de la natalité et de la Vie elle-même. Le corps comme univers, les veines sont des fleuves, les organes des forêts, le ventre la terre. Dans un lexique rappelant aux lecteurs l’agriculture, l’homme devient le cultivateur du nouveau-né pendant que la femme, elle, explore des sensations jusque-là inconnues, des sentiments fantasmés mais jamais ressentis, elle découvre la sexualité. La Femme étant Terre, l’homme devient celui qui blesse, abîme voire détruit l’être. Il plante, mais assèche, sème et détruit. Devenue mère, elle assume le rôle de guide, l’enfant se retrouve au milieu des points cardinaux, attendant sa direction, la main maternelle : « Tes mains effleurent mes seins / et le monde entier gémit / Le lait des mères s’écoule / J’entends les cris de mille enfants / Sortant sur-le-champ de l’utérus / Tes mains, là, sur mon ventre / où se retrouvent les signes de la terre / et ses quatre directions »

Plus loin dans le recueil, à force de tourner les pages, un autre poème vient attirer l’attention du lecteur. Le titre est un peu étrange, à défaut d’être explicite. « Mon triple nom », de Joumana Mustafa, est une autre manière de présenter la question de la maternité. Telle une légende, la poétesse nous transmet l’histoire de sa grand-mère paternelle. Cette dernière nous raconte comment les femmes de sa génération donnaient naissance aux enfants. Ils naissaient dans les champs, le sang déversé et le cordon ombilical servant de fertilisants pour la terre. Elle nous raconte aussi le déracinement des générations suivantes qui sont parties suivre leur chemin hors des exploitations familiales, voire hors du pays. Plus que la maternité, le poème traite de l’exil, de la fuite, de la mort. Les enfants meurent partout ailleurs, loin des cellules familiales. Le père de la poétesse, par exemple, est parti vivre au Koweït une fois devenu adulte : « Nous avons accouché d’eux / dans un petit champ / et ils sont morts / partout dans le pays ». Le récit est d’autant plus touchant que c’est une histoire de culpabilité. La grand-mère se blâme des morts des générations futures, de cette malédiction qui s’abat sur la Palestine : « Oh ! grand-mère / nous sommes celles qui ont initié la terre / au goût du sang / C’est nous les pécheresses / Ainsi disait ma grand-mère / ainsi se racontait l’histoire ». Le triple nom de la poétesse, c’est d’abord celui de sa grand-mère, d’une tradition perdue, du poids d’être le fruit de cette malédiction. C’est ensuite celui de son père, celui de l’homme qui s’est affranchi de ses racines, qui a quitté sa terre pour une autre pour une raison que l’on suppose être la sécurité. C’est enfin le sien, celui de celle qui doit encore trouver sa place, qui doit créer et transmettre son histoire à travers sa plume.

Puisque l’on parle de mémoire, il nous faut parler de nostalgie. C’est donc sur le poème « La mère qui fut » d’Anas Alaili que l’œil du lecteur se pose. Le poète ici replonge dans sa mémoire, prend ses yeux d’enfants pour raconter le souvenir qu’il a de sa mère en train de coudre un ourlet sur un pantalon. De cet événement apparemment anecdotique, le poète nous fait un récit empli de nostalgie et de naïveté ; il fait de cet ourlet une madeleine de Proust et déploie tout autour un éventail de sensations, de bruits, d’odeur, de sentiments qui viennent se rassembler autour de la figure de la mère, calme, sage. Au-delà de l’amour qu’il porte à sa mère, c’est un récit sur le rapport au temps qu’il développe. Fouillant dans sa mémoire, l’adulte reprend son corps d’enfant pour observer sa mère coudre, prolonger la vie d’un jean usé. Ce moment semble suspendu dans l’esprit de l’homme. Le pantalon, lui, prend en quelque sorte vie, il palpite hors d’atteinte de l’enfant d’alors, condamné à rester en haut d’une étagère dans la mémoire du poème. Peu importe finalement que cet ourlet soit grossièrement cousu de fil blanc, ce dernier est immortel, ne disparaîtra jamais et sera la marque, l’héritage laissé par la mère : « Un vieux souvenir / palpitant dans un tissu élimé / plié avec soin / sur l’étagère de l’armoire / hors de portée ! ».

Désespoir

Hors de portée… À l’instar de l’ourlet, l’espoir semble lui aussi en haut d’une étagère inaccessible. Dans « Reserved », Najwan Darwish est tenté par l’espoir. Il en manque, il en veut, ne serait-ce qu’un peu. Comment évoluer dans un pays aux perspectives d’avenir au minimum floues voire complètement inexistantes ? Dans un poème court, concis, Najwan Darwish nous raconte une sorte d’anecdote. La participe passé au tout début du poème vient fixer l’action dans un passé révolu, qui n’a plus lieu d’être. Ces deux premiers vers viennent créer une résonance avec les deux derniers vers, au présent de l’indicatif pour affirmer, conclure, fermer le débat et couper tout espoir de changement de la situation, affirmation accentuée avec l’adverbe de temps « toujours ». L’hyène gardant le siège de l’espoir intervient ici comme une sorte d’esprit moqueur. L’espoir ne semble accessible qu’aux personnes n’en ayant pas forcément besoin, et qui ont les moyens de se l’offrir puisque la chaise est réservée et vide.

« J’ai essayé une fois de m’asseoir

sur un des sièges vides de l’espoir

Mais le mot

Reserved

y était installé comme une hyène

(Je ne me suis pas assiset personne n’est venu s’y asseoir)

Les sièges de l’espoir

sont toujours réservés »

Dans « Une route pour la perte », Maya Abu al-Hayyat nous expose le point de vue d’une mère tentant de fuir par un moyen simple qui ne nécessite pas de véhicules, trop sujets aux aléas de la vie. Elle veut faire en sorte que cela ressemble à un voyage simple pour pouvoir emmener ses enfants sans qu’ils ne s’inquiètent. “Connaissez-vous une route conduisant à la perte / qui n’aboutisse pas à une colonie ?” Cette perte est un élément central du texte et pointe vers la question de l’identité. La mère, pour le bien de ses enfants, souhaite fuir et perdre son identité, son étiquette palestinienne, pour donner l’opportunité à ses jeunes de grandir. Seulement, ses options sont limitées, elle veut un pays qui ne demande pas l’apprentissage d’une nouvelle langue, elle reste attachée à ses racines profondes. Cette inquiétude est indissociable du contexte palestinien, la famille est forcée d’évoluer dans un monde violent envers tout le monde, femmes, hommes, enfants, personnes âgées. Mais la poétesse ne dénonce personne, elle se tait, et se contente d’énoncer les faits pour justifier son exil et tenter une dernière fois d’oublier : “Tout ce que je veux / c’est me perdre”.

Alors que Tsahal et le gouvernement israéliens semblent déterminés à rayer la Palestine de la carte, à piétiner la culture des derniers résidents de la bande de Gaza et que les gouvernements des puissances occidentales s’évertuent à détourner le regard voire soutenir l’offensive génocidaire, il est important de faire entendre, de transmettre, d’agir. Certains prennent la mer à bord de la Flottille de la Liberté et tentent de rallier Gaza pour distribuer des biens de première nécessité aux victimes innocentes, d’autres continuent à pointer du doigt le double discours de l’Europe et plus particulièrement de la France, qui continue à fournir du matériel militaire à Israël en prétendant s’y opposer (Disclose). Cet article est modeste, comparé à ces initiatives, il attaque le problème par une branche éloignée des racines, celle de la poésie. Je ne peux que conseiller de lire les autres poèmes dans l’anthologie, elle ne coûte pas plus de dix euros. C’est une autre manière de prendre connaissance de la situation, une façon d’interroger les cœurs des victimes qui subissent la situation et qui choisissent le vers libre pour crier à la Liberté, celle pour laquelle nous sommes toutes et tous nés, celle qu’il convient de nommer.

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