Le DOGE, ou la tentative de hacker l’État fédéral américain

Créé par décret présidentiel le 20 janvier 2025, le Département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) entendait moderniser l’État américain, réduire les dépenses et licencier des fonctionnaires jugés inutiles. Quatre mois après son lancement sous l’impulsion d’Elon Musk, le projet soulève un nombre croissant de critiques.

« Le gouvernement est trop gros, il fait trop de choses, et il ne fait presque rien de bien. Les contribuables méritent mieux », lançait en janvier Mike Johnson, chef de file républicain à la Chambre des représentants, en présentant la nouvelle structure imaginée par Donald Trump et confiée à Elon Musk. Officiellement nommé « Department of Government Efficiency » (DOGE), ce département n’en a que le nom. Il ne s’agit ni d’un ministère ni d’une agence créée par le Congrès, mais d’une commission spéciale, instituée par décret, dont les contours juridiques restent flous.

S’inspirant d’expériences passées comme la commission Grace sous Ronald Reagan ou la commission Bowles-Simpson sous Barack Obama, le DOGE entend aller plus loin. Son objectif initial ? Identifier 2 000 milliards de dollars d’économies dans un budget fédéral de près de 7 000 milliards, supprimer les régulations jugées superflues, réduire les effectifs et réévaluer chaque dépense publique selon une logique de « budget à base zéro ».

Mais derrière le discours de la rigueur budgétaire, les moyens mis en œuvre interrogent. Le DOGE repose sur une équipe d’ingénieurs, surnommés les « DOGE kids », en grande partie issus des entreprises d’Elon Musk. Ces derniers ont été déployés dans les administrations avec des pouvoirs d’accès étendus aux systèmes informatiques gouvernementaux. Une démarche qui s’apparente, selon plusieurs experts en cybersécurité, à une forme de prise de contrôle numérique des infrastructures étatiques.

Une efficacité contestée et des résultats discutables

Dès les premières semaines, le DOGE a annoncé avoir identifié 150 milliards de dollars d’économies. Une affirmation remise en cause par des enquêtes du New York Times, qui relèvent de nombreuses incohérences dans les chiffres publiés. Certains contrats annulés n’avaient jamais existé, d’autres avaient été supprimés par des administrations précédentes. Le Wall Street Journal note par ailleurs que les dépenses fédérales ont augmenté de 154 milliards de dollars au premier trimestre 2025, en raison notamment de la hausse des taux d’intérêt.

Au-delà du flou sur les résultats, ce sont les méthodes employées qui suscitent l’indignation. Accusé d’intrusion illégale dans les bases de données de la sécurité sociale, le DOGE a été contraint en mars d’effacer toutes les données collectées. La juge Ellen Lipton Hollander a dénoncé « l’absence totale de justification » à l’accès illimité de ces données sensibles par les équipes de Musk. D’autres décisions de justice ont temporairement bloqué l’accès du DOGE aux systèmes du Trésor ou du ministère de l’Éducation, avant d’être partiellement levées.

Quant aux suppressions de postes, elles s’élèvent déjà à 200 000 agents sur les quelque 2,3 millions de fonctionnaires fédéraux. Une deuxième vague est prévue, dans un climat de tension exacerbée. Les recours juridiques se multiplient, mais le principal organe de protection des fonctionnaires, le Merit Systems Protection Board, est paralysé depuis le licenciement de sa directrice, Cathy Harris, par l’administration Trump.

Un bras de fer idéologique et une reconfiguration du pouvoir

Plus qu’un simple exercice de réduction budgétaire, le DOGE apparaît comme l’instrument d’un projet idéologique plus vaste. En s’attaquant frontalement à ce que ses promoteurs qualifient de « deep state », le dispositif entend restructurer l’État fédéral américain selon des principes libertariens, technosolutionnistes et exécutifs. Elon Musk et ses alliés s’appuient notamment sur deux décisions récentes de la Cour suprême (West Virginia v. EPA et Loper Bright v. Raimondo) pour contester la légitimité des régulations produites sans vote du Congrès.

Le recours intensif à l’intelligence artificielle pour « nettoyer » les règles fédérales, couplé à des méthodes de management inspirées de l’univers start-up (licenciements massifs, accès direct aux bases de données, opacité décisionnelle), signale un changement de paradigme dans la gouvernance publique. Le DOGE exploite les failles juridiques et informatiques du système fédéral pour imposer un agenda de privatisation et de démantèlement bureaucratique.

La stratégie est claire : procéder par fait accompli, sur des infrastructures souvent invisibles et peu protégées, tout en minimisant les délais d’action des contre-pouvoirs. À court terme, les effets sont spectaculaires. Mais à moyen et long terme, les experts s’inquiètent d’un affaiblissement durable de l’État infrastructurel américain. La suppression de certaines agences, comme l’Usaid, ou l’arrêt de programmes de protection des consommateurs, pourrait nuire à la fois à la cohésion sociale et à la capacité stratégique du pays sur la scène internationale.

Résistances institutionnelles et ambitions disruptives

Officiellement, la Maison Blanche affirme qu’Elon Musk ne dirige pas le DOGE. Il ne serait qu’un « conseiller spécial », et l’organisation relèverait du Bureau de l’administration exécutive. Pourtant, c’est bien lui qui signe les décrets, oriente les décisions et justifie les suppressions d’agences. Le flou juridique sur la nature du DOGE – commission informelle ou structure opérationnelle – rend toute régulation complexe, voire impossible.

Le 4 juillet 2025, date prévue pour la clôture du programme, approche. Le DOGE pourrait alors être remplacé, absorbé ou simplement dissous. Mais son impact, lui, est déjà palpable. Outre les milliers de postes supprimés, les incertitudes juridiques et les dommages infligés à la continuité administrative, le DOGE aura ouvert une brèche dans la conception même de l’État américain.

En exposant la vulnérabilité des infrastructures numériques et en révélant la faiblesse des garde-fous constitutionnels face à un pouvoir exécutif renforcé, le DOGE pose une question fondamentale : qui contrôle l’État lorsque les institutions traditionnelles sont court-circuitées par la technologie, l’opacité et la vitesse d’exécution ?

📩 Prendre le temps de comprendre, chaque mois.

Nos journalistes enquêtent, analysent et vous livrent l’essentiel.

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.

Copyright 2024 – Mentions légales