Thierry Ardisson, l’Homme en Noir s’est éteint

Ce lundi 14 juillet 2025, tandis que la France célébrait sa fête nationale, un autre empire s’effondrait dans le silence feutré d’un lit d’hôpital parisien. Thierry Ardisson laisse derrière lui un héritage audiovisuel immense. 

« Et sucer c’est tromper ? » La question résonne encore dans les couloirs de France Télévisions, quinze ans après avoir été posée. Ce soir-là, dans les studios de Tout le monde en parle, face à un Michel Rocard médusé mais bon joueur, Thierry Ardisson venait de franchir une ligne invisible. Une ligne que lui seul savait où placer, avec cette audace qui faisait trembler les attachés de presse et palpiter les téléspectateurs du samedi soir. C’était cela, le génie d’Ardisson : transformer l’ordinaire en extraordinaire, l’anecdotique en historique.

Ce lundi 14 juillet 2025, à l’âge de 76 ans, l’homme en noir s’est éteint des suites d’un cancer du foie. Avec lui disparaît une figure tutélaire de la télévision française, celui qui aura accompagné trois générations de téléspectateurs dans leur découverte du petit écran, de Bains de minuit aux Terriens du samedi.

Un alchimiste de l’impertinence

Thierry Ardisson, c’était d’abord un regard. Celui d’un ancien publicitaire qui avait compris que la télévision était avant tout affaire de formules percutantes et d’images marquantes. « Quand c’est trop, c’est Tropico » « Chausséééé aux Moines » et enfin « Lapeyre, y’en a pas deux » : le slogan qu’il avait conçu dans son bain, « complètement défoncé » selon ses propres mots, préfigurait déjà sa capacité à créer des moments inoubliables.

C’est d’abord sur les plateaux de télévision que ce natif de Bourganeuf révéla son véritable talent. D’abord avec Bains de minuit sur La Cinq en 1987, émission révolutionnaire tournée dans la mythique discothèque Les Bains Douches. Puis avec Lunettes noires pour nuits blanches sur Antenne 2, où il imposait déjà ce style si particulier : questions directes, silences calculés, et cette façon unique de faire parler ses invités.

Le roi du samedi soir

Mais c’est avec Tout le monde en parle que Thierry Ardisson entre dans la légende télévisuelle française. De 1998 à 2006, chaque samedi soir, France 2 vibrait au rythme de ses interviews déjantées. « Magneto Serge », « On ne bouge pas pendant le jingle », « Orlando exige le clip » : ces formules scandaient les soirées de millions de Français. 

Pour une génération d’enfants et d’adolescents, Ardisson était le rendez-vous du week-end. Ses interviews formatées « Alerte rose », « Dernier coup », « Tête de mioche » constituaient un véritable apprentissage de la transgression télévisuelle. Combien de familles se sont-elles retrouvées devant leur poste, entre fascination et embarras, quand Milla Jovovich jetait son verre d’eau au visage de l’animateur ou que Simon Liberati débarquait sur le plateau dans un état second ?

Une marque indélébile sur le petit écran 

L’homme en noir aura marqué France Télévisions bien au-delà de ses seules émissions. Il incarnait cette époque bénie où le service public osait encore surprendre, où France 2 pouvait accueillir en prime time des émissions inclassables mêlant politique, culture et divertissement. Une liberté de ton qui semble aujourd’hui d’un autre âge.

Son départ vers Canal+ en 2006 marquait déjà la fin d’une époque. Avec Salut les Terriens !, il continuait d’inventer de nouveaux codes, mais sur une chaîne moins fédératrice. Les enfants qui avaient grandi avec Tout le monde en parle devenaient adultes, et découvraient un paysage audiovisuel de plus en plus formaté.

Car Ardisson était aussi cela : un passeur entre les générations. Ses émissions constituaient un pont entre la France d’avant et celle d’après, entre la télévision familiale et l’ère du tout-numérique. Il savait parler aux adolescents comme aux quinquagénaires, aux intellos comme aux beaufs, avec cette même impertinence bienveillante qui caractérisait son approche.

Le Grand Œuvre d’Ardisson ne serait pas complet sans son alter ego, Laurent Baffie. Pendant près de quinze ans, l’humoriste en veste de cuir, juché sur le « tabouret du sniper », incarne l’ombre portée d’Ardisson : un tandem d’escrimeurs où la lame de Baffie ponctue l’estocade verbale du maître de cérémonie. Hors plateau, la complicité est bien réelle ; « On s’aime toujours beaucoup », confiait Baffie en 2015, étonné lui-même de la persistance d’une amitié si « rare à la télé ». Leur duo signe des pages de télévision qu’on ne reverra plus : Double Jeu, Tout le monde en parle, puis Salut les Terriens ! où, à la manière d’un vieux couple, ils règlent en direct leurs petits différends et leurs grandes tendresses. Même lorsque des désaccords publics surgissent en 2025, Ardisson ne renie jamais « la rencontre formidable » qu’a représenté Baffie dans sa vie. Cette alchimie créait une tension quasi dramatique : aux saillies cinglantes du « sniper » répondait le flegme carnassier de l’animateur, fusion instable mais inoubliable.

Avant-gardiste numérique : le parrain des youtubeurs

Visionnaire, Ardisson pressent très tôt que l’avenir du rire et de l’entertainment se joue sur Internet. Dès 2014, il ouvre son plateau à Cyprien, alors tout juste trentenaire, pour confronter la culture YouTube aux codes du talk traditionnel. L’année suivante, Norman l’imite ; Ardisson le taquine sur les « vidéos à la con », mais lui offre un baptême du feu télévisuel en prime. Natoo et Mister V, stars d’un public « qui ne savait plus ce qu’était la télé », électrisent Salut les Terriens ! en 2017. Même la tornade Squeezie passe par la case Ardisson en 2017, symbole d’un choc de générations aussi railleur que bienveillant.

Surtout, l’homme en noir ne se contente pas d’inviter : il accepte volontiers de jouer dans leurs formats, de décrocher sa « punchline » sur leurs chaînes ou de prêter sa voix grave à un sketch absurde. Cette porosité inédite fait de lui un passerelle entre écran plat et écrans mobiles, un oncle rock’n’roll adoubant les figures d’une nouvelle comédie française dématérialisée.

Un géant de la télévision française

Aujourd’hui, alors que la télévision française peine à renouveler ses codes, la disparition de Thierry Ardisson sonne comme la fin d’un âge d’or. Celui d’une époque où un homme pouvait, à lui seul, révolutionner la façon de faire de la télévision. Où l’audace n’était pas un gros mot, où la transgression servait l’art de la conversation.

« Thierry est parti comme il a vécu. En homme courageux et libre », a écrit son épouse Audrey Crespo-Mara. Ces mots résument parfaitement l’héritage de l’homme en noir : celui d’un électron libre qui aura marqué de son empreinte indélébile le paysage audiovisuel français.

Pour tous ceux qui ont grandi avec ses émissions, pour tous ces enfants des années 1990 et 2000 qui découvraient le monde à travers ses plateaux, Thierry Ardisson restera à jamais ce grand monsieur de la télévision française. Un alchimiste de l’impertinence qui savait transformer le plomb de l’actualité en or télévisuel.

L’homme derrière l’homme en noir

Derrière le personnage public se cachait un homme de conviction. Monarchiste assumé, amateur de littérature, père de famille attentionné, Thierry Ardisson cultivait ses paradoxes avec un art consommé. Marié depuis 2014 à la journaliste Audrey Crespo-Mara, il avait su préserver un équilibre entre exposition médiatique et intimité familiale.

Jusqu’au bout, il aura continué d’innover. Avec Hôtel du temps sur France 3, il proposait encore récemment un concept inédit : des interviews avec des personnalités disparues, grâce aux techniques de deep fake. Une ultime audace qui prouvait que l’âge n’avait pas émoussé sa créativité.

L’homme en noir s’est éteint, mais son héritage demeure : celui d’avoir prouvé que la télévision pouvait être à la fois populaire et exigeante, divertissante et intelligente. Un héritage dont les générations futures auront cruellement besoin.

Adieu, Thierry. Merci pour tous ces moments inoubliables.

Les + lus

1

  • All Posts
  • Culture
  • International
  • Politique
  • Société
  • Sport

2

3

Les # les + suivis

Les + récents

1

  • All Posts
  • Culture
  • International
  • Politique
  • Société
  • Sport

2

  • All Posts
  • Culture
  • International
  • Politique
  • Société
  • Sport

3

  • All Posts
  • Culture
  • International
  • Politique
  • Société
  • Sport

La newsletter de sence.

sence média

Chaque semaine, une sélection claire et sourcée. Gratuite, sans spam.

 

Copyright 2024 – Mentions légales