Fin mars, une version plus légère de TikTok fait son apparition sur les téléphones français et espagnols. Controversée dès son lancement pour son système de récompense et ses risques d’addiction pour les jeunes, l’application est déjà suspendue en Europe par la Commission européenne.
Tiktok lite : scroller, c’est gagner
TikTok Lite est arrivée discrètement sur notre territoire sans publicité ou communication : elle se trouve simplement disponible au téléchargement. Sa présentation sur les différents magasins d’applications n’indique d’ailleurs pas de grande différence avec sa grande sœur aux millions d’utilisateurs. Des «fonctionnalités et une installation plus simple », avec l’objectif « d’offrir aux utilisateurs la meilleure expérience de visionnage de vidéos possible en utilisant moins de données ». Mais le nerf de la guerre est à peine évoqué : l’application «est destinée aux utilisateurs âgés de 13 ans et plus, et des caractéristiques et fonctionnalités supplémentaires sont réservées aux utilisateurs âgés de 18 ans et plus. » C’est pourtant là que réside la grande distinction entre Tiktok et Tiktok lite, et le point de départ des polémiques. L’application propose à ses utilisateurs de cumuler des points convertibles en bons d’achat en récompense de leur utilisation. Ils s’obtiennent grâce à des connexions quotidiennes, le suivi d’un maximum de compte et un quota de courtes vidéos à regarder par jour. L’application de base est déjà en proie à de nombreuses controverses et procédures d’enquête. Son succès fulgurant depuis son lancement en 2016 (1, 7 milliards d’utilisateurs dans le monde en 2023) s’est accompagné de multiples préventions de la part des Etats-Unis et des institutions européennes. Dès 2019, la maison mère de l’application, ByteDance, est condamnée par la Commission fédérale du commerce des Etats-Unis pour avoir collecté illégalement des données privées. En 2020, à la suite d’émeutes, Tiktok est interdit sur le sol indien. En 2023, c’est la Commission européenne qui interdit l’application sur le téléphone des employés. Et les Etats-Unis sont aujourd’hui en passe de la bannir de son territoire si sa version américaine ne se dissocie pas de sa maison-mère et de la Chine… Les motifs de méfiance sont multiples : il est reproché à l’application de faciliter le phénomène des « rabbit holes » (« terriers de lapin ») c’est-à-dire de faire graviter les utilisateurs, grâce à un algorithme particulièrement performant, dans une boucle d’entre-soi où ne leur sont proposé que des contenus qui correspondent déjà à leurs opinions. Elle serait également peu regardante sur la vie privée ; les Etats s’inquiètent de l’utilisation des données personnelles et de leur transmission à la Chine… des inquiétudes intimement liées à la situation politique entre les Etats-Unis et leur grand concurrent. En plus de ces critiques, la structure de Tiktok est pointée du doigt dans le développement de phénomènes d’addiction aux smartphones et aux réseaux sociaux. Dans ce contexte tendu, il n’est pas étonnant que ByteDance ait préféré baisser la voix pour la sortie de Tiktok Lite.
Une addiction aux smartphones et aux réseaux sociaux en cours de reconnaissance
« L’OMS ne reconnaît pas encore l’addiction aux réseaux sociaux, il faut encore faire des études de terrain, des recherches encore plus poussées pour qu’elle se prononce, le seul sujet qui est en débat en ce moment c’est celui des jeux vidéo » précise le psychologue clinicien Olivier Duris, spécialisé dans les troubles liés au numérique. Dans une récente étude publiée en janvier 2024, l’Observatoire Santé PRO BTP analyse l’impact de la présence constante des outils numériques dans notre quotidien. Sur le panel interrogé de 24 422 personnes, 6 utilisateurs sur 10 reconnaissent un rapport de dépendance à leur téléphone portable. 7 % des répondants affirment également souffrir d’athazagoraphobie, c’est-à-dire d’une peur d’être ignoré ou oublié : ne recevoir aucune sollicitation, notification ou réaction pendant plusieurs heures les plonge dans l’angoisse. On utilise aujourd’hui le terme de « cyberdépendance » pour parler de l’utilisation récurrente et incontrôlée d’Internet, pouvant conduire à une souffrance psychique. Depuis 2019, de nombreuses études pointent du doigt le terrain fertile créé par une utilisation trop intense des réseaux sociaux pour les troubles anxieux, notamment chez les adolescents. Selon Kira Riehm, chercheuse à l’université John Hopkins, les jeunes navigant plus de 6 heures par jour sur les réseaux sociaux doublent le risque de développer des troubles anxieux et des problèmes de santé mentale. Le professeur Russell Viner, de l’Institut de la santé de l’enfant Great Ormond Street, de l’University College de Londres, résume, à la suite d’une étude menée sur près de 10 000 adolescents pendant trois ans : « Nos résultats laissent à penser que les médias sociaux en soi ne causent pas de dommages, mais que leur utilisation trop fréquente perturbe les activités qui ont un effet positif sur la santé mentale. »
Le processus addictif à son paroxysme, les jeunes plus exposés
Le modèle de TikTok Lite se révélerait, encore davantage que les réseaux sociaux sous leur forme « classique », particulièrement addictif. Selon le site de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MIDELCA), le « circuit de la récompense occupe un rôle central dans la mise en place et le maintien d’une addiction. » En réponse aux stimuli déclenchés par l’utilisation des écrans, le cerveau produit de la dopamine, aussi appelée « hormone du plaisir » ; le bien-être procuré est ensuite constamment recherché. C’est ce mécanisme du système de récompense qui se déclenche lorsque l’on reçoit une notification, des likes ou des commentaires. Un deuxième processus intervient dans l’addiction aux réseaux sociaux, c’est l’effet Zeigarnik qui explique la difficulté de stopper une tâche avant de l’avoir achevée. Le fait de scroller se révèle ardu à interrompre, car le cerveau n’y trouve pas de conclusion ce qui engendre de la frustration. TikTok Lite réunit à merveille cet effet et le système de récompense. Le jeune public est d’autant plus exposé à ces phénomènes. «Quand on est adolescent ou grand enfant on n’a pas un système de contrôle de l’impulsion qui est mis en place, on tombe donc plus facilement dans le piège, à cela s’ajoute une question sociale avec la FOMO (Fear of missing out, peur de rater une information importante ou un événement) qui est déjà très présente dans les collèges » développe M. Duris.
L’inquiétude légitime de la Commission européenne
L’inquiétude concernant les jeunes n’est donc pas irrationnelle. «TikTok a lancé de manière unilatérale une nouvelle fonctionnalité sans nous avoir fourni cette analyse [des risques potentiels de leur service]. Il nous faut cette analyse de risques sous peine de sanctions financières pouvant aller jusqu’à 6% du chiffre d’affaires mondial de la plateforme. TikTok avait 48h pour l’envoyer mais au bout de 24h, la plateforme nous a informé qu’ils n’étaient pas en mesure de fournir l’analyse. Ils ont donc pris la décision de suspendre TikTok pendant 6 mois dans l’UE. » indique l’eurodéputé Thomas Regnier, porte-parole à la Commission pour le numérique. Une mesure destinée à « apaiser » la situation, mais qui devait selon les dirigeants être « temporaire ». Lors d’un sondage réalisé par nos soins auprès d’une centaine d’abonnés Instagram, seuls 25 affirment avoir entendu parler de TikTok Lite ; ils ne sont que 5 à avoir utilisé le système de récompense. On peut supposer sans risque que l’entreprise-mère, au courant des projets de la Commission de légiférer pour protéger les mineurs des écrans, n’a pas voulu s’exposer à ses foudres.
La question de l’addiction et des réseaux sociaux est un sujet sociétal particulièrement sensible. Leur omniprésence n’a pas fini de soulever des questions éthiques, politiques et sociales. Le sujet de la santé publique commence tout juste à être soulevé, et est un enjeu capital des années à venir.