Taxe Zucman : comprendre l’idée d’un impôt « plancher » sur les ultra-riches

Ciblant uniquement les foyers détenant plus de 100 millions d’euros de patrimoine, la taxe Zucman entend imposer un minimum de 2 % sur la fortune globale des ultra-riches. Adoptée par l’Assemblée nationale le 20 février 2025 puis rejetée par le Sénat le 12 juin, elle ne s’applique pas en France. Mais son principe continue de structurer le débat fiscal, entre espoir de justice et crainte d’exil des capitaux.

La fiscalité française n’en finit pas de soulever des controverses. Depuis la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en 2018, remplacé par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), la question du traitement fiscal des plus grandes fortunes n’a cessé de revenir dans l’arène politique.

C’est dans ce contexte qu’est apparue l’idée de la taxe Zucman, du nom de l’économiste français Gabriel Zucman, spécialiste de la fiscalité internationale et des inégalités. Son projet est simple à énoncer, mais ambitieux dans ses effets : instaurer un impôt plancher garantissant que les ménages possédant plus de 100 millions d’euros contribuent chaque année au minimum à hauteur de 2 % de leur patrimoine global, quel que soit leur niveau d’imposition effective via les prélèvements déjà existants.

Concrètement, le mécanisme fonctionne de manière additive. Les foyers concernés additionneraient l’ensemble de leurs impôts directs : impôt sur le revenu, impôt sur la fortune immobilière, contributions sociales, et autres prélèvements. Si le total atteint ou dépasse 2 % de leur fortune, aucune taxe supplémentaire ne serait due. Mais si le montant est inférieur, l’administration fiscale demanderait un versement complémentaire afin d’atteindre ce seuil minimal. Dans l’esprit de Zucman, il s’agit de garantir que les centimillionnaires, souvent qualifiés d’ultra-riches, paient proportionnellement au moins autant que les catégories sociales situées en dessous d’eux.

La définition de ce seuil n’est pas anodine. En fixant la barre à 100 millions d’euros, la taxe ne toucherait qu’un cercle infime de contribuables, évalué à environ 1 800 foyers fiscaux en France, ou jusqu’à 3 800 selon d’autres estimations. Autrement dit, 0,01 % de la population, soit la fraction la plus fortunée du pays. À titre de comparaison, l’IFI concerne encore près de 186 000 ménages. La mesure se veut ainsi ultra-ciblée, tout en frappant là où se concentre l’essentiel de la richesse.

L’assiette élargie

La principale innovation de la taxe Zucman réside dans l’assiette. Contrairement à l’IFI, qui se limite au patrimoine immobilier, ou à l’ancien ISF, qui excluait largement l’outil professionnel, ce nouvel impôt inclurait l’ensemble des actifs détenus par les ménages concernés. Autrement dit, les biens professionnels (actions, parts de sociétés, titres financiers) seraient pris en compte. Or, chez les milliardaires et centimillionnaires, ces biens représentent environ 90 % de la fortune totale.

L’histoire fiscale française avait jusqu’ici exclu ces actifs pour ne pas « taxer l’outil de production ». Mais cette règle a eu pour effet d’exonérer l’essentiel de la richesse accumulée par les plus grandes fortunes, issue pour l’essentiel de la détention d’entreprises. En réintégrant ces biens dans l’assiette, la taxe Zucman réactive un débat ancien : faut-il considérer que posséder une part substantielle d’une société équivaut à détenir un patrimoine imposable, même si celui-ci ne génère pas de revenus personnels immédiats ?

Cette différence explique la virulence des critiques émises par une partie du patronat et des entrepreneurs. Pour les fondateurs de sociétés valorisées à des milliards d’euros, mais encore déficitaires, l’idée de devoir acquitter chaque année 2 % de cette valeur, sans disposer des revenus correspondants, apparaît comme une contrainte insoutenable. L’exemple de Mistral AI, jeune entreprise française spécialisée dans l’intelligence artificielle et estimée à 12 milliards d’euros, illustre cette difficulté. Ses dirigeants, majoritaires au capital, pourraient se voir réclamer près de 47 millions d’euros chacun au titre de la taxe, alors même que leur société n’a pas encore dégagé de bénéfices.

Le constat d’une régressivité fiscale

Si cette réforme a vu le jour, c’est d’abord parce que les études récentes pointent un paradoxe. Plus on s’élève dans la hiérarchie des patrimoines, moins la contribution effective, en pourcentage des revenus ou de la fortune, est importante. Selon l’Institut des politiques publiques, les 0,1 % des foyers les plus riches s’acquittent en moyenne de 46 % de leurs revenus en impôts et prélèvements divers. Mais les 0,0002 % les plus fortunés, c’est-à-dire les milliardaires, ne verseraient qu’environ 26,2 %.

L’écart devient encore plus flagrant lorsqu’on rapporte ces impôts à la valeur totale du patrimoine détenu. Les centimillionnaires et milliardaires ne paieraient en moyenne que 0,3 % de leur fortune chaque année. Cette régressivité s’explique par l’usage massif des holdings familiales. Les dividendes des entreprises détenues ne sont pas versés directement aux personnes physiques, mais transitent par ces structures juridiques. De ce fait, ils échappent à l’impôt sur le revenu ou à la flat tax. Réinvestis dans d’autres actifs, ils ne sont imposés qu’au titre de l’impôt sur les sociétés, sans passer par la fiscalité personnelle. Seule une fraction marginale sert à financer le train de vie et est taxée.

Pour Gabriel Zucman, cette mécanique aboutit à une rupture du principe constitutionnel d’égalité devant l’impôt. La taxe plancher de 2 % viendrait effacer cette anomalie en garantissant que les plus riches paient, au minimum, autant que les classes moyennes ou aisées, qui se voient imposées à des taux effectifs proches de 50 % de leurs revenus.

Une manne potentielle pour les finances publiques

Dans un contexte de déficit public élevé (5,8 % du PIB en 2024) et de dette dépassant 115 % du PIB, l’argument budgétaire a pris une place centrale. Les partisans de la taxe estiment qu’elle pourrait rapporter entre 15 et 25 milliards d’euros par an. Ces recettes seraient affectées à des secteurs jugés stratégiques pour la croissance future, tels que l’éducation, la santé, les infrastructures ou la recherche.

Les projections sont d’autant plus crédibles que la richesse des grandes fortunes a explosé au cours des dernières décennies. Selon le magazine Challenges, le patrimoine cumulé des 500 plus grandes fortunes françaises représentait environ 6 % du PIB en 1996. En 2024, il pèse entre 40 et 42 % du produit intérieur brut. Entre 2010 et aujourd’hui, cette richesse est passée de 200 à 1 200 milliards d’euros. Pour les individus visés par la taxe, la croissance annuelle moyenne du patrimoine est évaluée à 10 % depuis 1996. Dès lors, un prélèvement de 2 % ramènerait cette hausse à 8 %, ce qui, selon Zucman, reste largement soutenable.

Les risques économiques

Malgré cet argumentaire, les critiques sont nombreuses. Le premier risque avancé est celui de l’exil fiscal. Les plus fortunés, mobiles et internationalisés, pourraient choisir de transférer leur résidence et leur capital vers des pays plus cléments. Le souvenir de l’ISF, instauré en 1989 et accusé d’avoir entraîné une fuite des capitaux évaluée à 200 milliards d’euros, plane sur le débat. Certains économistes estiment que le rendement réel de la taxe Zucman ne dépasserait pas 5 milliards d’euros par an si l’on prend en compte les départs.

L’exemple de la Norvège est régulièrement cité. En 2022, le pays a relevé son impôt sur la fortune à 1,1 % et augmenté l’imposition des dividendes. Dans les mois qui ont suivi, des dizaines de milliardaires ont quitté le territoire, entraînant une perte estimée à 433 millions d’euros de recettes fiscales et une fuite de 52 milliards de capitaux, principalement vers la Suisse. Cet épisode nourrit les inquiétudes de ceux qui redoutent une perte d’attractivité pour la France.

Un second argument concerne l’investissement. En taxant les biens professionnels, on risquerait d’inciter les entreprises à distribuer leurs bénéfices plutôt qu’à les réinvestir dans leur développement. Certains entrepreneurs de la French Tech ont alerté sur une mesure qui pénaliserait la prise de risque et l’innovation. La mémoire collective garde celle du mouvement des « pigeons », en 2013, lorsque des start-uppers s’étaient mobilisés contre une réforme de François Hollande alourdissant la fiscalité des plus-values.

Enfin, les opposants rappellent l’échec de certaines taxes ultra-ciblées. La taxe sur les mégayachts, votée en 2018 et censée rapporter 10 millions d’euros par an, n’a collecté que 135 000 euros en 2023 et 60 000 en 2024. Seuls cinq navires entraient dans son champ d’application, permettant une optimisation presque totale.

Le parcours parlementaire

La proposition de loi instaurant la taxe Zucman a été déposée par les députés écologistes et adoptée à l’Assemblée nationale le 20 février 2025. Le texte a recueilli près de 75 % des suffrages exprimés parmi les votants, soit une majorité claire. Mais le passage au Sénat, le 12 juin de la même année, a changé la donne. La chambre haute, dominée par la droite et le centre, a rejeté le projet, bloquant ainsi son application immédiate.

Cette séquence a mis en lumière l’intensité des clivages politiques autour de la fiscalité du patrimoine. Les partis de gauche, du Parti socialiste à La France insoumise en passant par les écologistes et les communistes, ont fait de cette taxe un symbole d’équité et un instrument de financement des services publics. Le Parti socialiste en particulier y a vu un étendard, conditionnant son soutien parlementaire au gouvernement à la prise en compte de cette mesure.

À l’inverse, le bloc central autour de la majorité présidentielle, ainsi que la droite parlementaire, se sont montrés fermement opposés. Emmanuel Macron et son Premier ministre Sébastien Lecornu ont rappelé leur attachement à une politique de l’offre visant à alléger la fiscalité sur le capital et à stimuler l’investissement. Le chef de l’État a maintenu une constance dans sa stratégie depuis 2017, celle de favoriser l’attractivité française en réduisant la pression fiscale sur les entreprises et les patrimoines les plus élevés, afin d’encourager les investissements productifs.

Le Rassemblement national, quant à lui, a adopté une position plus ambiguë. Le parti s’est abstenu lors du vote final à l’Assemblée mais a soutenu un amendement visant à exclure les biens professionnels de l’assiette de la taxe. Marine Le Pen a qualifié le projet d’« inefficace, injuste et dangereux », estimant qu’il risquait de fragiliser les entreprises françaises et d’encourager l’exil des grandes fortunes. Cette posture illustre les contradictions du RN sur la question fiscale, oscillant entre discours de défense des classes populaires et protection d’une partie de l’électorat entrepreneurial.

Un obstacle constitutionnel majeur

Au-delà du débat parlementaire, la taxe Zucman se heurte à un problème juridique sérieux. En France, la jurisprudence du Conseil constitutionnel impose que tout impôt sur le patrimoine respecte le principe d’égalité devant les charges publiques. Ce principe se traduit, dans le cas des impôts sur la fortune, par l’obligation d’un mécanisme de plafonnement.

Historiquement, l’ISF prévoyait que le total de l’ISF, de l’impôt sur le revenu et de la contribution sociale généralisée ne pouvait dépasser 50 % des revenus personnels disponibles. Cette règle visait à éviter que des contribuables disposant d’un patrimoine important mais de faibles revenus liquides ne soient contraints de vendre des actifs pour régler leurs impôts. Or la taxe Zucman ne comporte aucun plafonnement. Elle ne prend pas en compte les revenus réellement perçus mais se base sur la valeur du patrimoine, y compris des actifs non liquides.

Cette absence de plafonnement expose la mesure au risque d’être jugée « confiscatoire » par le Conseil constitutionnel. Plusieurs opposants, dont l’ancien Premier ministre François Bayrou, ont mis en avant cet argument, affirmant que la taxe violerait le principe de capacité contributive inscrit dans le droit fiscal français. Pour les critiques, il est inconcevable d’imposer un contribuable à un niveau supérieur à ses revenus disponibles, surtout dans le cas d’entrepreneurs dont la fortune repose sur des sociétés en forte croissance mais non bénéficiaires.

Une dynamique internationale en gestation

La proposition de Gabriel Zucman dépasse cependant le cadre franco-français. L’économiste a porté l’idée au niveau du G20 en juin 2024, sous présidence brésilienne. Selon ses calculs, un impôt plancher de 2 % sur les 3 000 milliardaires mondiaux pourrait rapporter entre 200 et 250 milliards de dollars par an. Ces sommes seraient susceptibles d’alimenter des politiques publiques à l’échelle mondiale, dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation ou la transition énergétique.

En Europe, aucun pays n’a encore adopté une taxe similaire. Plusieurs États, comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Irlande, ont abandonné l’impôt sur la fortune. D’autres le maintiennent, à l’image de la Norvège, de la Suisse ou de l’Espagne, mais avec des modalités différentes. L’Espagne a mis en place un impôt temporaire de solidarité visant les patrimoines supérieurs à 3 millions d’euros, avec des taux allant de 1,7 % à 3,5 %.

La question reste cependant éminemment politique. Les États-Unis s’opposent à toute initiative en ce sens, bloquant les discussions au niveau du G20. En Europe, la concurrence fiscale demeure vive, plusieurs pays offrant des régimes attractifs pour attirer les grandes fortunes. L’Italie propose par exemple un forfait annuel de 200 000 euros pour les nouveaux résidents, quels que soient leurs revenus mondiaux, tandis que la Grèce exonère totalement les revenus étrangers pendant quinze ans moyennant un forfait de 100 000 euros par an.

Dans ce contexte, la mise en place d’une taxe Zucman à l’échelle européenne ou mondiale apparaît incertaine, même si certains observateurs, comme le quotidien suisse Le Temps, jugent probable l’émergence d’une version allégée dans les années à venir.

Des alternatives mises en avant

Face aux obstacles constitutionnels et politiques, plusieurs alternatives sont discutées dans le débat public. Certains proposent de pérenniser la contribution différentielle votée pour l’année 2025, qui impose un taux minimal d’impôt sur le revenu de 20 % pour les plus hauts revenus. D’autres suggèrent de relever la flat tax de 30 à 35 %. Une autre piste consisterait à taxer les dividendes non distribués accumulés dans les holdings, qui échappent largement à la fiscalité personnelle. Selon les estimations, une telle mesure aurait pu rapporter 32 milliards d’euros en 2025, soit davantage que le rendement attendu de la taxe Zucman.

La question de la transmission du patrimoine est également au cœur des réflexions. Les pactes Dutreil permettent aujourd’hui aux actionnaires familiaux de bénéficier d’exonérations massives en cas de donation ou de succession, en échange d’un engagement de conservation des titres. De nombreux économistes plaident pour une remise à plat de ce dispositif, afin de limiter les effets d’optimisation et de renforcer la contribution des grandes fortunes lors des successions.

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