Chaque juillet, c’est plus fort qu’eux. Quarante-deux millions de Français se collent devant leur écran pour regarder des hommes en lycra se faire mal sur les routes du Tour de France qu’ils empruntent le reste de l’année en pestant contre les bouchons.
Treize heures trente. Dans les foyers français, c’est l’heure sacrée. Les enfants savent qu’il ne faut pas déranger papa-maman pendant les trois prochaines heures. Le Tour de France commence, et avec lui, le rituel quasi-religieux de millions de familles qui vont vivre au rythme des étapes, des échappées et des chutes. 42,5 millions de téléspectateurs en 2023, un record historique qui ferait pâlir d’envie n’importe quel showman de la télé. Cinq heures et cinquante-cinq minutes, c’est le temps moyen qu’un Français a passé devant son écran en 2023 pour suivre la Grande Boucle. Plus long qu’un film au cinéma, plus prenant qu’une série Netflix. Et ce n’est pas nouveau, depuis que la télévision existe, le Tour accompagne les après-midi français comme une belle-mère envahissante qu’on finirait par aimer.
Mise en scène
Thierry Ardisson l’aurait dit avec son insolence habituelle : « Le Tour de France, c’est le plus grand reality show de France ». Une émission où les participants ne sont pas éliminés par le public mais par la montagne, où les larmes sont vraies et où le suspense dure trois semaines. Henri Desgrange, ce génie du marketing avant l’heure, avait tout compris en 1903. Pour vendre son journal L’Auto, il fallait créer un spectacle qui traverse littéralement le pays. Un stade à ciel ouvert de 3 500 kilomètres, disent les organisateurs. Douze millions de spectateurs sont massés au bord des routes chaque année, transformant les départementales en gradins géants. C’est la plus grande manifestation sportive gratuite du monde, et ça, les Français l’ont dans le sang depuis des générations.
Le Tour de France a toujours été politique. Dès 1905, la course trace son « chemin de ronde » pour manifester « ostentatoirement les valeurs de la France moderne ». Passage obligé par l’Alsace-Lorraine annexée, pour rappeler les prétentions françaises sur ces territoires. Après la première guerre mondiale, Guillaume II, dirigeant de l’Allemagne, lui-même s’inquiétait des manifestations de patriotisme que provoquait le passage du peloton. En 1936, le journal socialiste Le Populaire transforme la course en « randonnée antifasciste ». Les militants saluent le poing levé sur le passage de la caravane. En 1958, la victoire de Charly Gaul fait écho au retour du général de Gaulle. Coïncidence ? Les amateurs de symboles en doutent.
Jacques Chirac avait instauré l’arrivée sur les Champs-Élysées, le seul autre jour où l’avenue est fermée étant le 14 juillet pour le défilé militaire. Plus récemment, Emmanuel Macron apparaît en 2019 à Bagnères-de-Bigorre pour féliciter Julian Alaphilippe. Subtil, non ?
Cathédrales du cyclisme moderne
Vingt et un virages, 1 120 mètres de dénivelé, 14 kilomètres d’enfer : l’Alpe d’Huez, c’est notre Everest à nous. Depuis 1952, cette montée mythique a accueilli le Tour plus de trente fois, devenant le symbole de l’effort français. Marco Pantani détient toujours le record en 37 minutes 35 secondes, un temps qui défie l’entendement et alimente encore les fantasmes. Chaque virage porte désormais le nom d’un vainqueur d’étape. Coppi, Hinault, Pantani, Schleck : les dieux du cyclisme ont tous leurs plaques commémoratives sur cette route où 300 cyclistes amateurs se frottent chaque jour à la légende.
Le Mont Ventoux, lui, c’est l’autre versant de l’épopée : 18 passages du Tour, dont 10 arrivées au sommet. « Le géant de Provence » qui culmine à 1 910 mètres et où Tom Simpson est mort d’épuisement en 1967, devient le martyr involontaire du dopage. Cette montagne « ne sert à rien qu’à être grimpée », comme le dit si bien la légende.
Nostalgie
Bernard Hinault, 1985, le dernier empereur français. Quarante ans que la France attend son successeur, quarante ans de frustration collective qui rendent l’attachement au Tour encore plus viscéral. « Quarante ans sans victoire française, c’est dommage. La France ne mérite pas ça », confie le Breton aujourd’hui âgé de 70 ans. Avant lui, les décennies 1903-1929 avaient vu 18 victoires françaises. Les Jacques Anquetil, Louison Bobet, et autres géants faisaient de la Grande Boucle un jardin privé tricolore. Anquetil, premier à remporter cinq Tours, Bernard Hinault, seul Français à avoir gagné les trois Grands Tours. Ces noms résonnent encore dans les cuisines françaises comme des mantras.
Aujourd’hui, Lenny Martinez fait vibrer les foules avec ses échappées spectaculaires, Lenny et Kevin Vauquelin portent les derniers espoirs. Mais la victoire finale, elle, reste un fantasme que 75% de la population française nourrit chaque été.
Quand le scandale devient spectacle
8 juillet 1998, frontière franco-belge. Willy Voet, soigneur de l’équipe Festina, est arrêté avec 235 ampoules d’EPO dans le coffre de sa voiture. Le plus grand scandale de dopage de l’histoire vient d’éclater, trois jours avant le départ de Dublin. Richard Virenque en larmes devant les caméras, Bruno Roussel qui avoue « un dopage organisé » : le Tour 1998 se transforme en feuilleton judiciaire. Cinq équipes abandonnent, il ne reste que 96 coureurs sur 189 au départ pour boucler la course. Paradoxalement, ce scandale renforce l’attachement du public, on regarde désormais avec une curiosité morbide, on scrute les visages, on guette les performances trop belles.
Lance Armstrong, le roi déchu. Sept victoires entre 1999 et 2005, toutes retirées en 2012. L’Américain avait organisé « le programme le plus perfectionné que le sport ait jamais vu ». Ses aveux télévisés face à Oprah Winfrey en 2013, cinq questions, cinq « oui », marquent la fin d’un mythe.
Ces scandales, loin de dégoûter les Français, ont créé un intérêt pervers, on regarde aussi pour voir qui va tomber, qui va craquer, qui va être démasqué. Le Tour devient alors un polar grandeur nature où le héros peut devenir le vilain du jour au lendemain.
La machine à émotions collectives
France 2 première chaîne de France pendant trois semaines grâce au Tour. Entre 10 et 12 millions de personnes massées sur les routes, transformant la France entière en stade. 3,5 milliards de téléspectateurs cumulés dans 190 pays. Le Tour dépasse largement nos frontières, mais c’est chez nous qu’il prend ses racines les plus profondes.
Car au-delà du sport, le Tour de France raconte l’histoire de France. Ses étapes traversent nos villages, nos monuments, nos paysages. « Le Tour, c’est un encerclement processionnel du pays », analysait déjà Henri Desgrange. Une façon de dire, regardez comme la France est belle, regardez comme elle est diverse, regardez comme elle mérite qu’on se batte pour elle. Cette année encore, 41,8 millions de Français se sont donné rendez-vous avec la Grande Boucle. Preuve que cette « drogue douce » n’a pas pris une ride. Dans un monde où tout s’accélère, où les écrans se multiplient, où l’attention se fragmente, le Tour de France reste ce moment suspendu où la France entière respire au même rythme.
Rendez-vous l’année prochaine, même heure, même poste. Parce que certaines traditions sont plus fortes que nous. Et tant mieux.