Depuis le 19 août, le Venezuela mobilise ses 4,5 millions de miliciens contre trois destroyers américains. L’enrôlement massif de citoyens suit l’annonce par Trump d’une prime de 50 millions de dollars contre Maduro.
Dans cette nation où Simón Díaz chantait autrefois « Alma Llanera », ce joropo devenu hymne officieux d’une République bolivarienne qui existait encore, la mélodie des harpes llaneras se mêle désormais aux échos sourds des bottes militaires. Car depuis l’aube du 23 août dernier, sous un soleil de plomb qui rappelle les plaines infinies de l’Orénoque, des milliers de Vénézuéliens font la queue non plus pour danser au rythme des quatre cordes du cuatro, mais pour s’enrôler dans la milice de Nicolás Maduro. 4,5 millions d’hommes et de femmes que le président autoproclamé entend mobiliser face aux « menaces impérialistes » américaines, une démonstration de force qui sonne comme le glas d’un pays autrefois prospère, aujourd’hui exsangue.
Un éden pétrolier sacrifié sur l’autel de l’autoritarisme
Il fut un temps, pas si lointain, où le Venezuela incarnait l’exception démocratique latino-américaine. Quand Pinochet écrasait le Chili et que Videla ensanglantait l’Argentine, Caracas ouvrait ses bras aux intellectuels en exil. Carlos Andrés Pérez, surnommé « CAP » par ses compatriotes, faisait du pays la « Saudi Venezuela » des années 1970-1980. Avec ses 3 millions de barils de pétrole extraits quotidiennement à l’époque, la République bolivarienne finançait un modèle social-démocrate enviable, attirant des millions d’immigrants européens et latino-américains vers cette terre de promesses.
La musique elle-même témoignait de cette opulence culturelle. « Alma Llanera », composée en 1914 par Rafael Bolívar Coronado et Pedro Elías Gutiérrez, résonnait dans tout le pays comme un chant de liberté. Cette mélodie, inspirée du joropo « Marisela » et du vals « Mita » du compositeur curaçaolais Jan Gerard Palm, symbolisait l’âme métissée d’une nation ouverte sur les Caraïbes et l’Amérique du Sud. Simón Díaz, l’interprète légendaire qui popularisa cette chanson, incarnait un Venezuela confiant, créatif, généreux.
Mais le « Caracazo » de février 1989 sonna le glas de cette époque dorée. Les émeutes qui embrasèrent la capitale après l’augmentation du prix des transports publics de 16 bolívars, soit 40 centimes de dollar américain à l’époque firent entre 277 et 5 000 morts selon les sources. Cette tragédie, fruit des politiques d’ajustement structurel imposées par le Fonds monétaire international, ouvrit la voie au coup d’État manqué d’Hugo Chávez en 1992, puis à son élection triomphale en 1998.
De l’émancipation à la confiscation du pouvoir
L’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez en 1999 marqua une rupture historique dans l’ordre géopolitique continental. Porteur des espoirs des 80% de Vénézuéliens qu’il considérait comme pauvres, le lieutenant-colonel charismatique promettait une « révolution bolivarienne » qui redonnerait sa dignité au peuple face à l’oligarchie traditionnelle et à l’impérialisme nord-américain. Pendant ses quatorze années de règne, il transforma radicalement la physionomie politique et sociale du pays, nationalisant les industries clés et multipliant les programmes sociaux financés par la manne pétrolière.
Cette expérience, saluée par une partie de la gauche mondiale comme un laboratoire post-néolibéral, révéla rapidement ses contradictions internes. Dès 2006, un tournant conservateur se dessina. Malgré une rhétorique toujours plus radicale contre l’Empire américain, Chávez commença à museler les syndicats indépendants et à discipliner les mouvements sociaux autonomes. Cette dérive bureaucratique, analysée par certains observateurs comme la reconstitution d’un État rentier autoritaire sous vernis révolutionnaire, s’accéléra tragiquement après sa mort en 2013, quand son dauphin Nicolás Maduro hérita d’un pouvoir qu’il ne sut jamais légitimer.
Les chiffres de l’effondrement économique révèlent l’ampleur du désastre. Le PIB vénézuélien s’est contracté de 80% entre 2014 et 2021, une récession plus profonde que celle de l’Union soviétique après 1991. La production pétrolière, colonne vertébrale de l’économie, s’est effondrée : de 3 millions de barils quotidiens dans les années 1990, elle n’atteignait plus que 800 000 barils en 2023. Plus tragique encore, l’hyperinflation a pulvérisé tous les records historiques : après avoir culminé à 1 700 000% en 2018, elle ne serait « plus que » de 48% en 2024 selon les dernières déclarations officielles.
Quand la révolution dévore ses enfants
Cette débâcle économique s’est muée en catastrophe humanitaire aux dimensions bibliques. Plus de 8 millions de Vénézuéliens ont fui leur patrie depuis 2014, soit près du quart de la population. Cet exode massif, comparable aux grandes migrations européennes du XXe siècle, a vidé le pays de ses forces vives. Les médecins, ingénieurs, enseignants ont massivement émigré, reproduisant paradoxalement les schémas de « fuite des cerveaux » que la révolution bolivarienne prétendait combattre.
Les conséquences sanitaires témoignent de l’effondrement d’un État jadis capable d’assurer les services publics de base. 18,8 millions de Vénézuéliens, plus de la moitié de la population, n’ont plus accès aux services de santé. Des maladies que l’on croyait éradiquées refont surface : la rougeole a resurgi lors d’une épidémie entre 2017 et 2019 qui a touché 7 000 personnes. La diphtérie et la poliomyélite menacent de nouveau. En 2025, même le virus Oropouche, typiquement amazonien, a fait sa réapparition dans le pays.
Le paradoxe est saisissant : le Venezuela, qui possède les plus grandes réserves pétrolières mondiales et un potentiel agricole immense, ne parvient plus à nourrir sa population. 14,3 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire, faisant du pays le troisième au monde par l’ampleur des besoins. Cette tragédie illustre les limites d’un modèle économique rentier qui n’a jamais réussi à diversifier sa base productive.
C’est dans ce contexte délétère que se sont déroulées les élections présidentielles du 28 juillet 2024, scrutin qui devait déterminer l’avenir du pays. Face à Edmundo González, candidat de substitution de l’opposition après que María Corina Machado eut été interdite de candidature par des tribunaux aux ordres, Maduro a été déclaré vainqueur avec 51,2% des voix. Mais l’opposition, forte de copies de 85% des procès-verbaux, revendique la victoire avec 67% des suffrages.
La controverse internationale fut immédiate. Le Centre Carter et le Panel d’experts électoraux des Nations Unies ont jugé le processus « dépourvu de transparence et d’intégrité ». Cette contestation a déclenché une vague de répression d’une brutalité inouïe, révélant le vrai visage d’un régime désormais ouvertement autoritaire. L’opération « Toc Toc » (« Frappe Frappe ») a mené à l’arrestation de milliers d’opposants, syndicalistes, militants des droits humains et simples manifestants. Au 21 juillet 2025, 853 prisonniers politiques croupissaient encore dans les geôles du régime.
Le retour de la doctrine Monroe
L’arrivée de Donald Trump pour son second mandat présidentiel a transformé cette crise interne en confrontation géopolitique majeure. Dès le mois d’août 2025, l’administration républicaine a orchestré une escalade militaire d’une ampleur inédite, révélant les continuités profondes de l’impérialisme américain par-delà les alternances électorales. Le doublement de la prime pour la capture de Maduro, portée de 25 à 50 millions de dollars, équivaut désormais à la récompense jadis offerte pour Oussama ben Laden, un symbole lourd de sens qui place le président vénézuélien au rang des terroristes les plus recherchés au monde.
Cette escalade trouve sa traduction militaire la plus spectaculaire dans le déploiement, annoncé le 18 août 2025, de trois destroyers lance-missiles américains dans les eaux internationales au large du Venezuela. L’USS Gravely, l’USS Jason Dunham et l’USS Sampson, accompagnés de 4 000 Marines et marins, composent la plus importante force navale américaine jamais déployée si près des côtes vénézuéliennes depuis la crise des missiles de Cuba. Cette armada comprend également plusieurs avions de reconnaissance Boeing P-8 Poseidon et au moins un sous-marin d’attaque.
L’administration Trump justifie cette démonstration de force par une directive présidentielle secrète autorisant l’usage de la force militaire contre les cartels latino-américains classifiés comme « organisations terroristes ». Washington accuse désormais Maduro d’être le chef du « Cartel de los Soles » (Cartel des Soleils), une organisation accusée d’inonder les États-Unis de cocaïne mélangée au fentanyl. Cette rhétorique guerrière, qui mélange cyniquement lutte antidrogue et changement de régime, résonne étrangement avec les heures les plus sombres de l’interventionnisme américain en Amérique latine.
Le « Big Stick » de Theodore Roosevelt semble ressurgir des limbes de l’histoire, réveillant les fantômes d’une époque où Washington n’hésitait pas à renverser les gouvernements qui lui déplaisaient. Pour les observateurs européens, cette posture rappelle les interventions américaines au Panama (1989), en Grenade (1983) ou les guerres par procuration au Nicaragua dans les années 1980. Elle révèle surtout la persistance d’une vision impériale qui considère l’Amérique latine comme sa « chasse gardée » naturelle.
Derrière la rhétorique anti-drogue se cachent des enjeux géopolitiques majeurs qui dépassent largement la figure de Maduro. Le Venezuela possède les plus grandes réserves pétrolières mondiales, plus importantes que celles de l’Arabie saoudite. Or, Trump a simultanément durci et assoupli sa politique énergétique envers Caracas de manière révélatrice des contradictions américaines. D’un côté, il a révoqué en février 2025 le permis accordé à Chevron d’exploiter le pétrole vénézuélien, privant le régime de Maduro d’environ 4 milliards de dollars de revenus. De l’autre, il a autorisé certaines exemptions pour répondre aux besoins énergétiques américains.
Cette ambivalence révèle les limites de la stratégie de « pression maximale » héritée de la première administration Trump. Pendant que Washington impose des sanctions économiques, la Chine et la Russie comblent le vide, renforçant leur influence dans la région. Pékin a massivement investi dans le secteur pétrolier vénézuélien, tandis que Moscou fournit armes et crédits au régime de Maduro. Une intervention militaire américaine aurait donc des répercussions géopolitiques mondiales, accentuant la rivalité entre grandes puissances dans un monde déjà fracturé par les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient.
La mobilisation de la dernière chance
Face à cette pression militaire inédite, Maduro a riposté par une mobilisation sans précédent de la société civile. « Ce qu’ils menacent d’essayer de faire contre le Venezuela, un changement de régime, une attaque terroriste militaire, est immoral, criminel et illégal », a-t-il déclaré devant l’Assemblée nationale le 23 août. Sa réponse a été immédiate : l’annonce du déploiement de 4,5 millions de miliciens sur tout le territoire national.
Cette milice bolivarienne, officiellement forte de 5 millions de membres selon le régime, constitue un corps paramilitaire civil dévoué à l’idéologie chaviste. Composée de fonctionnaires, d’étudiants, de travailleurs et de retraités, elle représente l’ultime rempart d’un pouvoir qui se sent menacé dans son existence même. Les 150 000 personnes mobilisées lors des exercices « Bouclier bolivarien 2025 » en janvier dernier, avec 159 navires, 50 aéronefs et 250 véhicules blindés déployés, témoignent de cette militarisation croissante de la société.
« La patrie nous appelle, le pays a besoin de nous », déclarait Rosy Paravabith, une Vénézuélienne de 51 ans venue s’enrôler lors du week-end de mobilisation. Cette formule, qui résonne comme un écho déformé des hymnes révolutionnaires, illustre l’ambiguïté tragique du Venezuela actuel. Entre patriotisme sincère et manipulation politique, entre résistance légitime à l’impérialisme et dérive autoritaire, le pays de Bolívar semble avoir perdu ses repères dans un monde où les logiques de blocs refont surface.
Pour l’Union européenne, cette escalade militaire américaine suscite « malaise et inquiétude ». La France, ancienne puissance coloniale en Amérique latine et partenaire diplomatique traditionnel de la région, se trouve face à un dilemme délicat : suivre son allié américain dans une logique d’escalade, ou rappeler son attachement au multilatéralisme et à la non-ingérence. Paris, qui a soutenu à plusieurs reprises les efforts de médiation au Venezuela, verrait d’un très mauvais œil une intervention armée directe qui consacrerait le retour d’une logique de guerre froide dans l’hémisphère occidental.
Cette guerre des nerfs illustre l’impasse dans laquelle se trouve le Venezuela contemporain : pris entre un régime autoritaire qui se radicalise et une opposition américaine qui brandit la menace militaire sans oser franchir le Rubicon. Comme l’écrit un observateur français, « la silhouette des navires américains au large du Venezuela n’est pas un simple déploiement tactique : elle incarne les contradictions non résolues de la puissance américaine ». Trump n’a peut-être pas l’intention d’attaquer demain, mais le fait même d’agiter ce spectre révèle une persistance impériale qui place une fois de plus l’Amérique latine entre ses crises internes et les ambitions de Washington.
Quand la révolution dévore ses propres rêves
Dans cette Venezuela où le salaire minimum ne représente plus que 10% du panier alimentaire moyen, où l’espoir s’est mué en exil pour des millions de familles, l’enrôlement massif de ces derniers jours sonne comme le chant du cygne d’une révolution qui avait promis l’émancipation et n’a apporté que l’oppression. L’ironie de l’histoire veut que ce pays, qui chantait autrefois « Alma Llanera » soit « Je suis né sur cette rive de l’Arauca vibrant, je suis frère de l’écume, des hérons, des roses et du soleil », mobilise aujourd’hui ses fils non plus pour célébrer la beauté des llanos, mais pour défendre un régime dont la légitimité s’étiole jour après jour.
La tragédie vénézuélienne révèle les limites d’un modèle politique qui n’a jamais réussi à articuler démocratie populaire et exercice du pouvoir, redistribution des richesses et développement productif, souveraineté nationale et ouverture au monde. Entre l’autoritarisme de Maduro et l’impérialisme de Trump, le peuple vénézuélien semble condamné à choisir entre deux formes d’oppression.
Pourtant, au-delà des manœuvres géopolitiques et des calculs électoraux, résonne encore l’écho d’une aspiration populaire qui transcende les régimes : celle d’un Venezuela libre, démocratique et souverain. Quand résonnera de nouveau « Alma Llanera » dans un Venezuela réconcilié avec lui-même ?